De la parcelle à la planète (et vice-versa)

Courte histoire de la gestion métropolitaine des EEE

 

Espaces naturels n°64 - octobre 2018

Le Dossier

Entre les premières interventions locales pour tenter d'éliminer certaines Espèces exotiques envahissantes (EEE) et la stratégie nationale en cours de mise en oeuvre, une longue maturation réunissant de nombreux et différents acteurs locaux et nationaux a été nécessaire. Voici un bref rappel historique pour tenter de mieux comprendre cette évolution. 

Lézardelle penchée - Crédit : R. Mohlenbrock

Lézardelle penchée (Saururus cernuus) - Crédit : R. Mohlenbrock

Durant les années 1970, des développements rapides et importants de plantes aquatiques ont obligé divers gestionnaires publics à intervenir localement pour tenter de réduire les gênes occasionnées aux usages traditionnels ou touristiques des milieux colonisés. Souvent réalisées dans l'urgence, sans analyse préalable de la situation ni connaissance particulière sur l'espèce à gérer, ces interventions visaient l'éradication locale de la nuisance. Concernant surtout des milieux à usages multiples, d'abord dans le sud-ouest de la France puis progressivement vers le nord, elles sont restées souvent peu efficaces, faute d'adaptations à l'espèce et au site.

DE LA RÉACTION À L'ORGANISATION

Les échecs de cette gestion réactive insuffisamment préparée ont suscité des demandes d'aide technique auprès de services de l’État ou d'établissements de recherche (Inra, Irstea ex-Cemagref). Des appuis au cas par cas ont pu être fournis, permettant d'améliorer l'efficacité des interventions et de réfléchir à un cadre de réflexion dans ce domaine (biologie et écologie des espèces, spécifications techniques des interventions, prise en compte de la demande sociale). Au fil des années 1980 et 1990, la multiplication des demandes, principalement dans l'ouest de la France, sur les espèces les plus dynamiques, comme les jussies ou le Myriophylle du Brésil, n'a plus permis de réponse strictement locale. Aussi pour faciliter l'élaboration et la transmission d'informations sur le sujet, les premiers documents apparentés à des stratégies ont été produits, et des groupes de travail régionaux ad hoc se sont mis en place. Les premiers d'entre eux se sont installés au début des années 2000 dans la région Pays de la Loire et sur le bassin Loire-Bretagne. D'autres groupes régionaux se sont constitués depuis et tous ont contribué à la construction d'un réseau d'échanges très efficace.

Toutefois, faute de stratégie nationale effective, les besoins croissants en matière de coordination et Espaces naturels n° 64 octobre - décembre 2018 33 d’échanges d’informations sur les EEE et leur gestion à l’échelle de la métropole n’étaient pas satisfaits. La création de l'Onema a permis en 2008 de mettre en place le groupe de travail national sur la gestion des invasions biologiques en milieux aquatiques (GT IBMA, bit.ly/2Jrjg4i) et la mise en place de l’Agence française pour la biodiversité permet aujourd’hui de consolider cette dynamique à travers la création d’un Centre de ressources dédié aux EEE en partenariat avec l’UICN (cf. article p. 37). Ainsi, depuis près de deux décennies, des échanges collectifs et très constructifs de réflexions, synthèses, travaux et la diffusion croissante de documents et d'informations ont permis de rassembler un corpus partagé important de connaissances sur la biologie et l'écologie des espèces, le fonctionnement des écosystèmes, les modalités d'interventions. Et plus récemment, d'inclure d'autres aspects nécessaires de la gestion comme le traitement des déchets créés par les interventions. Au niveau européen, à partir de 2002, des réunions d'experts, un premier texte et une consultation publique ont amené la Commission européenne à proposer fin 2008 un texte présentant les options envisageables d'une stratégie communautaire. Ce texte a débouché sur un Règlement « relatif à la prévention et à la gestion de l'introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes » (bit.ly/2Jlx0xc) entré en vigueur en janvier 2015 (cf. article des p. 28-29).

"Nombre de ces espèces sont durablement installées : il nous faut donc vivre avec. "

En France, les premières Assises nationales sur les espèces exotiques envahissantes (bit.ly/2uoQrAI) ont réuni en 2014 les principaux acteurs de métropole et d’Outre-mer sur cette problématique. En identifiant des recommandations et actions prioritaires pour renforcer et structurer l’action collective, elles ont contribué à l'émergence de la stratégie nationale publiée en mars 2017. Coordonnée par le ministère en charge de l'Écologie, cette stratégie implique également le ministère de l'Agriculture, concerné par les EEE dans le cadre de la protection des végétaux, et le ministère chargé de la Santé, qui traite des espèces végétales et animales pouvant impacter la population.

DES STRATÉGIES MULTI-ÉCHELLES ET MULTIDIRECTIONNELLES

Durant les premières années de cet historique, les demandes formulées portaient seulement sur une éradication de l'espèce. Cet objectif a rarement été atteint, ce qui a conduit les gestionnaires à chercher de l'aide et a débouché sur la constitution de groupes de travail pour construire des stratégies plus efficaces. Il est maintenant devenu évident qu'envisager l'éradication d'une nouvelle espèce ou d'une espèce déjà connue dans un nouveau site ne peut se faire qu'en phase d'apparition très récente, détectée très précocement et sous réserve d'interventions rapides, adaptées à l'espèce et au site. Même dans ce cas, on peut d'ailleurs être surpris de la résistance de l'espèce : le cas de la Lézardelle penchée en Maine-et-Loire (bit.ly/2Jrj5WG) en est une bonne illustration. Les gestionnaires ont dû accepter dans la plupart des cas la répétition régulière d'interventions permettant de maintenir les populations à des niveaux de nuisances jugées non significatives. Leurs modalités peuvent s'adapter à l'évolution de la population gérée, comme c'est par exemple le cas pour la gestion des jussies dans le Marais poitevin (bit.ly/2Qqkam6) où un arrachage manuel régulier suffit à maintenir une situation acceptable. L'extension géographique continue de certaines espèces a conduit à tester des stratégies de prévention des introductions et de confinement, rarement couronnées de succès, souvent faute d'organisation et de coordination territoriales suffisantes.

Le constat le plus fréquent est que nombre de ces espèces sont durablement installées : il nous faut donc vivre avec. Le seul objectif de gestion raisonnable devient alors de s'adapter à cette présence en hiérarchisant les interventions sur les espèces, selon des critères intégrant les besoins de protection des intérêts écologiques des sites colonisés et de maintien de leurs usages locaux. Les possibilités techniques d'interventions spécifiques et les disponibilités financières à leur allouer viennent ensuite en préciser la réalisation.

JARDINIERS DE LA BIOSPHÈRE

Les stratégies supranationale et nationale de gestion des EEE restent heureusement suffisamment générales pour ne pas contraindre les stratégies locales d'interventions en leur imposant des conditions inapplicables ou inadaptées. Les documents d’application permettant la mise en oeuvre opérationnelle de la stratégie nationale devront également conserver une certaine souplesse. En effet, il ne faudrait pas que l'extrême diversité des situations à gérer soit négligée par un cadrage trop précis. La connaissance approfondie du contexte de la gestion est d'une extrême importance (caractéristiques géographiques et écologiques des sites colonisés, état de la colonisation par une ou plusieurs EEE, usages humains des sites) pour préciser les modalités pratiques des interventions : il s'agit d'intervenir concrètement sur un territoire particulier, abritant une biodiversité spécifique, en recherchant une efficacité optimale tout en limitant les dommages aux espèces et communautés non ciblées.

Les acquisitions permanentes de données sur le fonctionnement des écosystèmes et sur la biologie et l'écologie des EEE permettent de réduire progressivement la part d'empirisme qui subsiste encore dans ces interventions. Les échanges continus entre gestionnaires, groupes de travail et institutions dans ce domaine y contribuent aussi très largement. Cette collégialité est un des plus importants éléments dans la nécessaire prise de conscience globale qui reste encore à créer sur les enjeux de la gestion des EEE. Nous sommes en effet responsables d'un flux permanent d'espèces aux effets quelquefois indésirables, que nous devons alors administrer de notre mieux en tant que jardiniers de fait de notre biosphère.