La longue démarche du gestionnaire qui décide de ne rien faire
Espaces naturels n°4 - octobre 2003
Bernard Pont
Conservateur • Réserve naturelle de l’île de la Platière
La non-intervention est un choix de gestion. Un choix qui repose sur le principe de précaution, privilégie la naturalité, prend en compte le fait qu’aucun espace protégé n’est autonome. Un choix s’évalue.
Ne pas agir ! Laisser faire la nature… Les moins initiés de nos lecteurs pourraient se leurrer et imaginer un instant que la non-intervention est synonyme de laisser-aller, aussi, dès le préalable, il faut les détromper : la non-intervention résulte d’une démarche longue et complexe. Elle repose sur le recueil scientifique de données et découle d’un choix de gestion raisonnée. Tout l’inverse du laisser-aller qui procède d’absence d’objectifs et de programme d’actions ou résulte d’un manque de moyens ou de connaissances. La non-intervention est donc un choix de gestion à réfléchir. En amont, le choix s’appuie sur un diagnostic patrimonial et fonctionnel du milieu. Lors d’inventaires sur site, le diagnostic patrimonial permet d’appréhender ce qui est menacé, très rare… Tandis que le diagnostic fonctionnel cherche à établir les fonctions écologiques majeures qui régissent les systèmes et donc à diagnostiquer les éventuelles altérations de ceux-ci. Sur ces bases, le gestionnaire pourra alors construire son plan de gestion.
En aval, quand l’action de gestion non interventionniste est engagée, elle est continuellement évaluée à l’aune de suivis réguliers. Dans l’île de la Platière, par exemple, le choix de laisser une partie des forêts alluviales à leur développement naturel laissait la place à quelques doutes. Personne ne pouvait affirmer que, dans la pratique, l’évolution naturelle irait dans le sens escompté. Les suivis scientifiques ont permis de lever les interrogations et de ratifier la pertinence du choix de gestion (cf. encadré page 16).
Principe de précaution !
Après avoir insisté sur la nécessité de procéder à des inventaires et suivis scientifiques, curieusement, la principale justification du choix de non-intervention réside dans l’appréciation critique de ces mêmes outils. Avec beaucoup d’objectivité, il faut noter qu’ils sont forcément partiels et qu’ils focalisent l’évaluation (et donc la gestion) sur certains groupes précis tels les vertébrés, ou encore les végétaux supérieurs.
Le caractère incomplet des inventaires nous invite à la précaution. Est-il sûr qu’ils nous dessinent une vision correcte du patrimoine naturel ? Sommes-nous si certains de maîtriser complètement les conséquences d’une gestion interventionniste ? Pouvons-nous affirmer que nos choix, forcément partiaux, en faveur de quelques espèces patrimoniales, ne portent pas atteinte à d’autres éléments tout aussi importants mais méconnus ? Pensons au manque de connaissances sur les groupes d’invertébrés.
Le principe de précaution voudrait que, face à notre approche très partielle (partiale !) de la biodiversité, le gestionnaire laisse le plus souvent possible les mécanismes de fonctionnement des écosystèmes fonctionner librement.
Évaluer le degré
de naturalité
Mais, plus certainement encore, la décision de ne pas intervenir s’appuie sur le choix de la naturalité. Étant entendu que la naturalité se définit comme un fonctionnement autonome de la nature, déconnecté de l’intervention humaine, il est important pour un gestionnaire d’identifier le degré de naturalité des milieux qu’il gère. Concrètement, ce diagnostic va lui permettre de faire la part des facteurs écologiques naturels et des facteurs humains qui régissent le fonctionnement de ces milieux. Il pourra alors, diagnostiquer s’il y a eu de fortes utilisations de l’espace liées aux activités humaines. Certes, la chose n’est pas aisée, d’autant que, plusieurs siècles après leur disparition, des activités humaines peuvent encore marquer le fonctionnement des écosystèmes. Sur cet aspect, Étienne Dembrine1 a montré comment les sols forestiers gardent la mémoire des défrichements agricoles du 18e siècle et même de l’époque gallo-romaine. Travaillant sur les successions de végétation, il a mis en évidence que les diversités floristiques actuelles pouvaient être liées aux activités humaines antérieures.
Ainsi défini, l’historique des activités humaines permettra d’alimenter en informations techniques les modalités de gestion. Cette étape est difficile, elle est cependant capitale, et l’on ne saurait trop insister sur la nécessité d’y consacrer du temps. Son importance majeure détrône d’ailleurs l’évaluation patrimoniale qui comporte un risque : celui de construire son plan de gestion autour d’un but unique visant à sauvegarder « l’espèce, joyau de la réserve ». Ajoutons que l’approche historique doit se référer à une période la plus longue possible. Thierry Dutoit2 souligne que les cartes anciennes du cadastre napoléonien devraient systématiquement être exploitées. C’est en comprenant l’histoire de son territoire que le gestionnaire appréhendera le degré de naturalité. On notera cependant que les outils d’évaluation du degré de naturalité restent encore à construire.
La complexité du système
Un autre aspect conditionne le choix de la non-intervention, il est lié à la taille de l’espace protégé en comparaison à celle de l’ensemble du système écologique auquel il appartient. En clair, comment un gestionnaire peut-il imaginer d’intervenir si l’espace qu’il gère représente 0,1 % du territoire régi par les mêmes facteurs écologiques ?
Que peut faire ce gestionnaire sur un bras mort du Rhône de quelques dizaines d’hectares, quand la nappe phréatique qui est en lien avec le Rhône, à cet endroit, s’étale sur quelques milliers d’hectares ? Et que cette même nappe est pompée par les agriculteurs, les compagnies des eaux, les différents établissements industriels… ? De fait, sa capacité d’action est réduite.
Le gestionnaire conduira alors un diagnostic fonctionnel destiné à mettre en lumière le fonctionnement du niveau de l’eau dans sa réserve. En prenant en compte les facteurs écologiques, sociologiques, économiques, le diagnostic lui permettra de se frayer un chemin dans la complexité. Peut-être alors son intervention se résumera-t-elle à une rencontre avec le responsable environnement des principaux utilisateurs d’eau ? Un moyen indirect qui lui garantira, plus sûrement, un certain niveau d’eau. En quelques mots, la non-intervention prend acte du fait que l’espace protégé n’est jamais isolé, ni géographiquement ni historiquement.
Une taille minimum
La non-intervention n’est envisageable que si l’espace protégé est de taille suffisante, de telle manière que tous les stades d’évolution et de reconstitution d’un milieu soient présents. Et ce, quelles que soient les perturbations. Ainsi, en forêt, l’espace protégé devra comporter des zones de clairière, futaie, forêt jeune, forêt plus âgée, chablis qui, ensemble, constituent tous les stades naturels de l’évolution forestière3. Ces zones doivent être représentées de telle manière que la perturbation la plus forte ne vienne pas mettre l’évolution de l’ensemble en danger. Ainsi, une réserve forestière intégrale n’est envisageable qu’au sein de massifs suffisamment vastes. Un chiffre couramment admis est de l’ordre de 50 à 100 hectares, mais l’optimum se situe sans doute bien au-delà. Annick Schnitzler4 avance des superficies minimum de l’ordre de 10 000 hectares.
La taille du site détermine également la non-intervention dans la mesure où elle permet au gestionnaire d’envisager sa gestion de manière plus globale. Ainsi, en admettant que l’espace protégé soit limité à un bras mort du fleuve, le gestionnaire fera tout ce qui est en son pouvoir pour conserver ce bras mort. Pourtant, il le sait, l’évolution inéluctable est son atterrissement par les apports d’alluvions. À l’inverse, si l’espace protégé concerne une entité fonctionnelle suffisamment vaste, le processus d’atterrissement local d’un bras mort est compensé par la création de nouveaux bras morts. Du même coup, le gestionnaire envisagera différemment les objectifs de sa gestion.
La non-intervention se prépare
Dans certains cas, l’objectif de non-intervention ne peut être mis en œuvre immédiatement et demande des actions préparatoires. C’est notamment le cas si des altérations apparaissent dans le fonctionnement de l’écosystème considéré. Dans le cas d’une forêt dont la structure (futaie régulière, taillis…) ou la composition (le type d’espèces) ont été transformées par des actions sylvicoles, le gestionnaire choisira d’intervenir dans le but de rapprocher le peuplement forestier d’une structure ou d’une composition naturelle. Ensuite, seulement, il laissera la forêt livrée à elle-même. En fait, à partir d’une référence comparable en forêt naturelle, le gestionnaire agit afin que le boisement se rapproche de l’état de naturalité.
Autre exemple, en contexte alluvial. Imaginons que des perturbations extérieures aient amené le cours d’eau à s’enfoncer. Pour rétablir la fonctionnalité de l’écosystème, le gestionnaire prend acte que les actions à entreprendre se situent à l’extérieur de l’espace protégé. Il s’agit que la rivière retrouve son niveau normal. Dans le cas, par exemple, où un ouvrage bloquerait, en amont, la charge de fond du cours d’eau, il œuvrera certainement auprès des décideurs afin que les matériaux puissent à nouveau transiter et que la rivière retrouve son niveau.
Preuve que la non-intervention est une action. n
1. Dupouey Jean-Luc, Sciama Delphine, Waltraud Koerner, Dambrine Étienne, Rameau Jean-Claude (2002) : « La végétation des forêts anciennes » • Revue forestière française, 54 (6) : 521-529.
2. Dutoit Thierry (2003) : « Histoire des utilisations passées et biodiversité : un suivi primordial pour la gestion conservatoire des espaces naturels » • Forum des gestionnaires. Paris, mars 2003 (les actes sont sous presse).
3. À paraître fin 2003 • Gilg Olivier : Les forêts à caractère naturel, caractéristiques, conservation et suivi •Édition Aten.
4. Écologie des forêts naturelles Europe (2003) •Tec Doc Lavoisier.