La parole à Rémi Bailhache

« Les conditions doivent être économiquement viables »

 

Espaces naturels n°8 - octobre 2004

Le Dossier

Rémi Bailhache
Vice-président de l’assemblée permanente des Chambres d’agriculture. Président de la Chambre d’agriculture de la Manche. Agriculteur sur le territoire du Parc régional des marais du Cotentin et du Bessin.  Siège au Conseil national de protection de la nature.

 

Certains gestionnaires d’espaces naturels gèrent eux-mêmes leurs troupeaux, d’autres délèguent à des agriculteurs. Qu’en pensez-vous ?
Dans la mesure, bien sûr, où les acteurs parviennent à s’entendre, il vaut mieux - toujours - déléguer le pâturage aux agriculteurs. Le risque quand le pâturage est effectué par des gens qui ont un revenu par ailleurs, c’est de ne prendre en compte que les charges indirectes dans le calcul des coûts.
On oublie alors les gens qui vivent sur ce territoire et on finit par considérer que le pâturage peut se faire sans qu’il y ait de revenu pour l’agriculteur or, l’agriculture doit s’inscrire dans des objectifs de territoire.
Un agriculteur peut et doit comprendre l’intérêt de conduire le pâturage de telle ou telle manière. Par contre, il faut que les conditions de mise en œuvre soient économiquement viables ; sinon c’est aux acteurs qui gèrent le territoire de trouver les moyens financiers permettant de rendre le pâturage compatible avec une dimension économique.
Les agriculteurs répondent-ils difficilement à la demande des gestionnaires d’espaces naturels ?
Tout dépend dans quel état d’esprit se mènent les discussions. Chez nous, le Conservatoire du littoral, qui est propriétaire d’un certain nombre d’espaces, n’a aucun problème pour trouver des agriculteurs répondant aux conditions fixées. Il est vrai qu’il y a un grand respect des agriculteurs en tant que personnes mais également en tant qu’acteurs socio-économiques.

Recueillis par Moune Poli
La considération est donc essentielle. Mais quelle déclinaison pratique recouvre-t-elle ?
En pratique, cela signifie qu’il faut prendre en compte d’autres aspects que l’économique : une compensation financière, même importante, ne saurait suffire pour influer les comportements professionnels des agriculteurs. Ceux-ci ont une logique intrinsèque, un comportement culturel qui leur est propre et qu’ils ne sont pas prêts à bousculer contre une compensation financière. Je peux vous dire par exemple que, pour protéger le râle du genêt, le Parc avait préconisé un certain nombre de mesures dont le fait de ne faucher que les parcelles de marais, une année sur deux. Eh bien, dans la tête d’un agriculteur, cette pratique n’est pas concevable. Il n’est pas imaginable de laisser son jonc pousser pendant deux ans. Quelle que soit la rémunération ! C’est contraire à sa culture de métier. Cela signifie que gestionnaires et agriculteurs ne peuvent partager leur point de vue qu’à condition de s’imprégner de leur culture réciproque.
On peut aboutir à des situations de blocage ?
Cela signifie surtout que chacun doit faire évoluer ses conceptions. Pour y parvenir, il faut être dans un état d’esprit particulier et accepter de procéder par expérimentations sur des petits bouts de territoire. Ne pas tout vouloir tout de suite. L’agriculteur, lui, est prêt à essayer.
En faisant ce type d’essais, nous nous sommes aperçus par exemple, que ceux qui demandaient « telle » pratique s’apercevaient, à l’épreuve des faits, que ce n’était pas possible. À l’inverse, des agriculteurs ont vu que telle autre manière de faire fonctionnait bien.
Y a-t-il, entre agriculteurs et gestionnaires, quelque chose de l’ordre de la concurrence ?
Je ne pense pas qu’il y ait concurrence. Quand les gestionnaires décident d’agir en fonction de leurs conceptions théoriques, cela interroge l’agriculteur. Cependant, comme les surfaces d’exploitations ne le concernent pas, il reste en dehors.
Chacun demeure alors sur ses positions. On est loin de l’expérimentation, de l’échange et du dialogue nécessaires dont je vous parlais à l’instant.
L’agriculteur est tout de même soumis à des contraintes économiques qui peuvent l’amener à mettre au second plan la sauvegarde de la biodiversité…
Pourquoi les deux objectifs seraient-ils contradictoires ? Pourquoi un agriculteur ne pourrait-il pas gagner sa vie sur un territoire intéressant du point de vue de la biodiversité ? La biodiversité peut amener de la rentabilité, si l’on est capable de valoriser les produits qui en sont issus. Ce qui me semble important c’est de reconnaître à l’agriculteur le droit de gagner sa vie.
C’est d’ailleurs la question que se pose l’agriculteur : « J’accepte de prendre en compte ce que demande la société, mais la société accepte-t-elle de m’écouter, de me comprendre et de prendre en compte mes problèmes d’agriculteur ? ».
À cette question, que répondriez-vous ?
Je remarque qu’aujourd’hui, pendant les rencontres, agriculteurs et gestionnaires ne « s’engueulent plus ». C’est un indice assez fort. Mais je plaide encore et toujours pour l’écoute réciproque. C’est d’autant plus important qu’il y a des manières différentes de concevoir la vie. Quand la majorité des individus pensent qu’ils doivent se réaliser hors du travail, dans les loisirs , l’agriculteur se réalise par son métier. Son métier, c’est sa vie.