Europe

Érismature rousse : une éradication à vitesses multiples

 

Espaces naturels n°53 - janvier 2016

Vu ailleurs

Christian Perennou, Tour du Valat
Jean-Baptiste Mouronval, ONCFS

Se mettre d'accord sur la stratégie à avoir vis-à-vis d'une espèce exotique envahissante n'est pas chose facile. Quand il s'agit en plus d'une espèce migratrice, une difficulté supplémentaire s'ajoute : celle d'harmoniser objectif et plans d'actions par-delà les frontières. L’élimination de plus de 12 000 érismatures rousses en Europe ces trente dernières années n’a pas suffi à écarter cette menace, qui continue de peser sur l’avenir de l’espèce indigène.

Érismature rousse

Érismature rousse © Thomas Galewski - Tour du Valat

Quand les stratégies varient d'un pays à l'autre, il suffit d'un pays opposé à la destruction pour que l'espèce exotique envahissante prolifère. Si les États semblent d'accord pour protéger l'espèce locale, les avis divergent quant aux mesures à adopter pour la protéger de sa cousine envahissante. Avec une population totale de l’ordre de 10 000 individus, l’érismature à tête blanche Oxyura leucocephala est un canard mondialement menacé d’extinction. En Espagne, les efforts consentis pour conserver son habitat et limiter le braconnage ont permis le redressement de l’unique population européenne, qui représente désormais près du quart de l’effectif mondial. Mais l'érismature rousse Oxyura jamaicensis, espèce nord-américaine introduite en Grande-Bretagne dans les années 1950, la menace d'hybridation.

DES ATTITUDES CONTRADICTOIRES

Dès le début des années 1980, D. Scott avait alerté sur le risque d’invasion biologique induit par le développement de la population d’érismatures rousses en Grande-Bretagne. Mais sans vraie réaction en Europe sauf en Espagne. En l’absence d’obstacle fait à sa dispersion sur le continent, l’espèce était déja installée dès le début des années 1990 dans une vingtaine de pays d’Europe, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Le premier cas d’hybridation avec l’érismature à tête blanche fut signalé en Espagne en 1991. 

Les Espagnols intervinrent par des tirs dès 1984, et les autres pays européens abritant l’espèce invasive (France, Angleterre...) furent incités à agir également. Hors d’Espagne, les premières réactions furent assez mitigées. En Grande-Bretagne, le « ce n’est pas vraiment un problème » prévalait jusqu’au début des années 1990, certaines associations ornithologiques ayant même adopté l’espèce exotique comme logo. En France, la position associative dominante était plutôt du type « la source du problème est en Angleterre : à eux d’agir d’abord ». En 1993, la LPO attirait l’attention du public naturaliste sur le risque représenté par l’érismature rousse, tout en s’opposant au tir. En 1994, le Conseil national pour la protection de la nature, la LPO, la Fondation Tour du Valat et le Muséum national d’histoire naturelle convenaient de la nécessité de contrôler la population. Divers articles de sensibilisation furent publiés dans les revues naturalistes, avicoles et cynégétiques. Au niveau européen, l’importation d’érismatures rousses dans l’Union fut interdite en 1996. En 1997, puis en 2010, la convention de Berne recommandait de mettre en œuvre des actions contre cette espèce. Elle fit alors l’objet de deux plans internationaux d’éradication successifs, couvrant les périodes 1999-2002 puis 2010-2015. 

DES ACTIONS CONCRÈTES, MAIS TROP TARDIVES OU INSUFFISANTES...

La Grande-Bretagne tarda à engager des actions, en raison d’une opposition interne parfois forte. Des tirs d’essais locaux eurent lieu en 1993. Puis, dans les années 2000, des expériences ont eu pour but de tester différentes techniques, et d’évaluer la faisabilité de l’éradication et son coût. Un véritable programme d’éradication national fut finalement lancé au travers d’un programme LIFE, de 2005 à 2011. Ce programme se poursuit encore aujourd’hui, financé par des fonds nationaux. Malgré une augmentation pendant les tests, les effectifs finirent par s'effondrer enfin avec le programme national d’éradication (6 000 oiseaux en 2000 contre 50 environ aujourd’hui).

En France, un plan d’éradication, en cours de renouvellement, a vu le jour en 1997. L’élimination de plus de 1 500 érismatures rousses n’a pas suffi à éradiquer l’espèce et les effectifs hivernants n’ont amorcé un déclin qu’à partir de 2009. Ils sont passés de 280 en moyenne il y a 10 ans à 180 au cours des 6 dernières années. L’effectif nicheur serait de l’ordre de 40 à 60 femelles. Des difficultés d’ordre divers limitent la portée globale des actions engagées. Parmi ces difficultés, une trop faible implication de la communauté naturaliste et des chasseurs dans le signalement des oiseaux, un nombre encore insuffisant d’opérations de destruction, des obstacles techniques à l’intervention en hiver sur le principal site de rassemblement (lac de Grand-Lieu) et le refus de certains propriétaires de donner libre accès à leurs sites.

En Belgique, un premier plan de contrôle régional a été mis en place en 2009, suivi d’un plan national en 2011, qui ont conduit à la destruction de 46 oiseaux. Les effectifs nationaux, estimés à l’heure actuelle à une vingtaine d’oiseaux, sont en lente mais régulière augmentation. 

Aux Pays-Bas, la décision d’éradiquer l’érismature rousse n’a été prise qu’en 2008 et un projet pilote initié en 2013. En 2014, aucune des 100 érismatures estimées présentes dans le pays n’avait encore été éliminée.

Plus de 15 ans après la mise en œuvre du premier plan européen d’éradication, le bilan est donc mitigé. Hormis l’Espagne, aucun des pays les plus concernés par le problème de l’érismature rousse n’atteindra l’objectif d’éradication fixé à 2015. De même, l’interdiction de commercialiser des spécimens n’est effective dans aucun de ces pays. Certes, l’espèce est quasi éradiquée de Grande-Bretagne, mais en France, les effectifs baissent lentement, et une population reste bien implantée en Bretagne et Pays de la Loire. En Belgique et en Hollande, où la présence de l’érismature rousse était anecdotique il y a encore 20 ans, l’espèce commence à se développer, avec à terme un risque de déplacement vers des pays voisins (un cas de reproduction au moins est avéré dans une commune française frontalière de la Belgique). En 2015, l’espèce dispose toujours de territoires potentiels à conquérir en Europe.

UN RÈGLEMENT EUROPÉEN POUR AGIR DE FAÇON COORDONNÉE

Capture d'érismatures rousses grâce à un leurre sonore et visuel © ONCFSBien qu’insuffisantes et tardives, les mesures mises en œuvre ont permis, en réduisant de 90 % les effectifs d’érismatures rousses, de sauvegarder une population majeure, non hybridée, d’érismature à tête blanche en Espagne et en Afrique du Nord. L’élimination des 400 à 500 érismatures restantes en Europe semble un objectif réaliste à moyen terme. L’expérience de l’Espagne, où l’érismature rousse a été éliminée avant d’y établir une population viable, souligne l’importance d’une intervention précoce et prolongée, avec des moyens adaptés. Plus largement, l’expérience européenne témoigne de la nécessité impérieuse d’actions mieux coordonnées dans l’espace et le temps.

Adopté en octobre 2014, le premier règlement européen relatif aux espèces exotiques envahissantes devrait obliger tous les États à interdire la détention de l’érismature rousse et à mettre en place une véritable éradication. Dans ce cadre, un programme LIFE international pourrait être un outil approprié pour coordonner les actions à la bonne échelle. Il conviendra aussi de veiller aux nouveaux problèmes potentiels émergents  : devant la difficulté à se procurer des érismatures rousses, les aviculteurs européens se tournent désormais vers l’érismature d’Argentine...