Une conservation qui marche sur ses deux jambes
Les gestionnaires d'espaces ne gèrent pas des paysages de cartes postales. Héritage, conservation, restauration... Ce sont des mots communs aux protecteurs des patrimoines naturels et culturels. Une convergence qui va dans le bon sens.
Un plan de gestion, un problème d'espèces exotiques envahissantes, la question de l'état de référence, la préoccupation de l'ouverture au public... On pourrait aussi bien être dans un espace naturel. Mais on est dans un site classé au titre des Monuments historiques, géré par le Centre des monuments nationaux. Anne Marchand y est responsable du patrimoine végétal. La conservation est son quotidien et il ne lui est pas possible de dissocier patrimoines naturels et culturels. « Pour protéger des sites, on fait des études, des diagnostics, dans plusieurs domaines de métiers, y compris naturalistes. On a des collections horticoles ou botaniques à gérer, mais aussi des zones humides, des sites Natura 2000, des Znieff, etc. » Si les administrations ou les métiers ont pu être cloisonnés, il paraît évident maintenant que la gestion d'un site classé, ou d'un monument historique en général, doit se faire en tenant compte de la biodiversité, au même titre que d'autres éléments (objets, bâti). Gérer du patrimoine, quel qu'il soit, c'est respecter l'esprit du lieu. « Nous gérons par exemple la maison de George Sand dans le Berry. Il y a un traitement culturel du jardin. Il y avait du patrimoine agricole, où nous entretenons par exemple les haies bocagères. Les abords et l’identité font partie de la protection. » De même, quand une espèce exotique a été introduite au XIX e siècle dans le parc d'un château, la question se pose de savoir s'il faut la conserver, au titre d'un témoignage historique de la façon d'appréhender l'aménagement du jardin à l'époque. Exactement la même question que lors de la rénovation des bâtiments : restaurer, mais selon quelles références ?
Allons encore un peu plus loin dans la convergence : « les monuments sont des écosystèmes en soi », affirme Charlotte Pingoux, chargée d'étude scientifique au CMN (Centre des monu ments nationaux). D'abord il arrive de faire des découvertes lors d'inventaires : un triton crêté, un petit duc... ou récemment à Saint-Cloud, une espèce de tulipe protégée. « Nous avons fait un plan de gestion spécifique pour pouvoir la conserver dans le jardin. » Dans les bâtiments aussi il y a de la vie. Et souvent des chauves-souris : « elles sont présentes dans quasiment tous les sites parce qu'elles trouvent des endroits qui leur conviennent, sans bruit, sans lumière, loin de l'agriculture. » Dans le cadre d'une restauration de pigeonnier, une nichée de chouettes effraies a même été trouvée. « Le chantier a été tout de suite adapté pour que le rapace puisse être protégé. »
Si le CMN monte en compétence dans les domaines de l'écologie (voir partenariat avec la LPO ci-contre), il n'en reconnaît pas moins qu'il n’est pas spécialiste du sujet, et en tant que maître d’ouvrage, il coordonne diverses disciplines (archéologues, paysagistes, historiens, botanistes...). Si les prescriptions administratives sont parfois un casse-tête, les solutions concrètes sur le terrain sont possibles et le dialogue souvent fructueux. La nature pourrait même venir au secours de certains bâtiments : « nous testons l'implantation de végétaux pour favoriser la conservation de certains murs dégradés voire lacunaires , par exemple pour améliorer le drainage de l’eau sur des sites archéologiques à ciel ouvert. »
C'est le principe des parcs naturels régionaux, en France, et des réserves de biosphère, au niveau mondial, que de protéger une nature marquée par les hommes. Catherine Cibien, du programme de l'Unesco Man and biosphere, explique que la façon de gérer les espaces est marquée par la culture. « Les mot utilisés dans les comités de gestion ne sont pas les mêmes. Allier la conservation de la biodiversité et le développement durable, dans le respect des valeurs culturelles, c'est essentiel pour que les actions soient acceptées et partagées » On ne peut construire nos actions de gestion que de façon locale, pour que cela parle aux gens. L'idée de l'Unesco est autant de protéger les espaces que les cultures qui les accompagnent. C'est ainsi qu'au Canada, les populations autochtones amérindiennes sont associées. De même, en Italie, la réussite d'une réserve peut s'appuyer sur un aspect culturel comme la gastronomie. La cuisine d'un lieu marque l'histoire de son territoire. « On ne peut pas séparer paysage, habitants et usages. »
Indissociable, c'est aussi ce que répond Isabelle Arpin (Irstea Grenoble) quand on la questionne sur les patrimoines naturels et culturels. Elle parle même de « nature-culture ». « La distinction entre nature et culture est loin d’être universelle, comme l’a bien montré Philippe Descola. Et, même ici, nature et culture sont indissociables. » D'une part, le bâti est lié à la nature : le bois des charpentes, la protection contre les phénomènes naturels. D'autre part, les milieux naturels sont partout, mais à des degrés divers, influencés par les activités humaines : « les recherches archéologiques montrent à quel point les activités humaines ont marqué des milieux qui peuvent apparaître comme les plus naturels. » Présidente du conseil scientifique du Parc national de la Vanoise, elle a pu voir à quel point la conservation est empreinte de culture : tout est choix, tout est question de référence et de stratégie. « Il y a eu un inventaire très complet du patrimoine bâti dans le cœur du parc. Un très beau travail. Pour valoriser ce patrimoine, il faut surmonter des difficultés techniques, parce que l’utilisation du béton depuis deux générations a fait oublier les techniques de construction traditionnelles. Mais aussi des difficultés économiques – les murs en pierre sèche coûtent cher. » On ne peut pas non plus tout restaurer. Il faut faire des choix sur le caractère patrimonial ou esthétique. « Au-delà du patrimoine bâti, il y a aussi le patrimoine immatériel à préserver, par exemple les rapports des habitants à des éléments de nature. Je comprends qu’il faille faire des choix. Mais je crois à l'importance des partenariats. C'est le rôle des parcs de se mettre en lien avec d'autres pour mettre en valeur le patrimoine culturel. »
Un message reçu cinq sur cinq par Hervé Parmentier, directeur du GIP de préfiguration du Parc national des forêts de Champagne et Bourgogne. Protéger un espace naturel, c'est protéger un héritage, une nature façonnée. Et en l'occurence, une forêt habitée et une façon de la vivre. Nature et culture, liées. « Nous marchons avec nos deux ambitions comme sur nos deux jambes. » Et ce n'est pas toujours simple. Il y a eu, selon les périodes, les cisterciens, les templiers, une activité de métallurgie, avec chacun leur lot de patrimoine vernaculaire, hydraulique en particulier, constituant pour la plupart des ruptures de continuité écologique des cours d’eau. Comment traiter aujourd’hui les enjeux de mise en œuvre de la TVB dans ces conditions ? Idem quand un bâti du XII e siècle est mis en péril par une mise à sec réclamée par la loi sur l'eau. Mais le parc national et ses 129 communes, dont 40 % ont des bâtiments classés, devront trouver le bon équilibre entre nature et culture. Le futur parc se posi tionne comme guichet unique pour faciliter la coordinations entre tous les acteurs du territoire et les porteurs de projets. « Tous les possibles de la forêt » clame le parc : un lieu de vie, de travail, de divertissement. La forêt n’a-t-elle pas été une protection efficace des vestiges archéologiques au fil des temps ?
Faire des choix, c'est le lot des gestion naires. « La façon dont nous gérons la nature est forcément marquée par notre bagage culturel. Il suffit de voir des sujets aussi polémiques que le loup, la restauration des continuités écologiques, la place des énergies renouvelables dans l’architecture traditionnelle... Cela provoque des conflits de légitimité. Mais on ne peut pas gérer froidement notre environnement, sans prendre en compte ce facteur humain. »
Dans les Grands Sites de France, ce facteur humain est justement au cœur des actions. C'est avec les habitants que les objectifs de la politique de conservation sont fixés. Pour le Grand Site des Deux-Caps, quand il a été question de valoriser le territoire, la population a été associée pour trouver comment. Un atelier de réflexion a abouti à l'idée de proposer un événementiel, et l'art contemporain a été choisi pour thème. Le festival Slack est ainsi né, proposant une exposition d'artistes, en milieu naturel, avec des médiateurs tant pour l'aspect artistique que naturaliste. « L'objectif était de fédérer les forces vives, habitants, associations, artistes, gestionnaires, paysans, pour concevoir les œuvres et le dispositif », explique Hélène Hanon, chargée de mission culture au conseil départemental du Pas-de-Calais. Le propriétaire conservatoire du littoral et le gestionnaire Eden 62 ont participé aux côtés des artistes et un véritable dialogue a pu s'instaurer. Utiliser la nature comme source d'inspiration peut paraître classique, mais l'art contemporain a permis de vraiment utiliser les sites comme matériau. Pour le gestionnaire, c'est aussi l'occasion de voir « son » site avec d'autres lunettes. Quant aux habitants, conquis, « on a pu en faire des alliés ».