« Homo natura », comme le disait Spinoza.

 

Espaces naturels n°53 - janvier 2016

L'entretien

Odile Marcel, philosophe, membre du conseil scientifique de Conservatoire du littoral
Propos recueillis par Marie-Mélaine Berthelot

Odile Marcel

Quel est le rôle du paysage dans les politiques d’aménagement du territoire ?
Les collectivités sont de plus en plus nombreuses à fonder leurs projets d’aménagement sur une analyse fine de leur territoire, ses différentes ressources et son histoire. Qu’il s’agisse d’infrastructures de transport, d’une implantation d’énergies renouvelables ou d’un nouveau quartier, elles associent les habitants à la conception de ces aménagements et leur donnent une forme inventive et plaisante, dimensionnée avec l’échelle et les formes du milieu géographique. Les quais de Bordeaux, le réaménagement des rives de la Saône et du Rhône et la mise en relation de tous les espaces naturels dans la ville de Lyon contribuent à une nouvelle image de la ville, à sa durabilité et à son agrément. La ville s’inscrit dans le milieu terrestre, elle est habitée par une biodiversité particulière et se montre attentive à la survie du monde vivant autour d’elle. Tout le monde sait maintenant que le territoire dans son ensemble, avec tout son aménagement, doit tendre à la biocompatiblité. Nous n’avons pas le choix : la société humaine doit réussir à s’établir sans mettre en cause le milieu vivant. C’est ce que visent désormais les aménagements.

En quoi le paysage est-il un vecteur privilégié ?
L’homme est un vivant comme les autres. Il comprend ce qui le séduit, ce qui lui plaît, ce qui lui fait plaisir. Parler de corridors écologiques est bien, proposer des allées ombragées pour se promener, une campagne plantée de haies qui signalent et rafraîchissent les parcours reste plus persuasif. Les naturalistes savent analyser la richesse biologique des milieux. Si un rivage s’offre avec des accès végétalisés, si la campagne est odorante et belle grâce à la présence des arbres, l’homme sera convaincu de l’utilité et de la fécondité de ces milieux par son expérience elle-même, et pas seulement intellectuellement.

Le paysage est une réalité esthétique, ce qui veut dire présent aux sens et appréciable par eux. Quand un aménagement est correctement et inventivement conçu, il propose un ensemble qui « fait paysage » et est ressenti comme tel. Cette rue, cette place, ce quartier sont agréables, bien disposés, stimulants à voir, intéressants ou délicieux. Aménager les paysages de la terre signifie que le milieu terrestre habité par les hommes prend forme d’une façon appréciable. En sus d’être productif d’une façon qui respecte le milieu vivant, il plaît à l‘homme.

En tant que philosophe, quel rôle pouvez-vous avoir auprès des protecteurs de la nature ?
Le philosophe aime reconnaître « l’ordre de l’esprit » dans les choses. Il cherche à comprendre, à s’y retrouver en faisant des relations entre les choses. La puissance de l’analyse est indispensable, mais le découpage sectorisant et parcellaire finit par compromettre l’intelligence des choses. On aboutit à une vision de la vie appauvrie et réductrice. Les naturalistes sont animés par une véritable passion de la connaissance. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui se désolent de ne pas avoir encore réussi à faire partager leur diagnostic concernant le péril qui menace la vie sur la terre. Cet état de chose ne tient-il pas pour partie au fait que, s'ils sont épris des choses de la nature, ils savent projeter cette émotion dans les représentations abstraites de la connaissance, tandis que cette aptitude et cette disposition ne sont pas partagées par tout le monde ? Le rôle du philosophe peut être de contribuer à faire émerger cette idée et ce sentiment que notre nature nous est commune, à nous tous les hommes et, par-delà les hommes, que nous appartenons au règne vivant autant qu’à la croûte terrestre qui nous porte. C’est une vision, une représentation et une perception nouvelles qu’il s’agit de partager désormais. Une anthropologie fondée sur la biologie et l’histoire, articulée autour de valeurs communes, celles de l’existence dans le monde. Par-delà son fondement scientifique, cette vision doit devenir émotionnelle et aussi pratique.

L'homme s'est établi sur la planète, il est arrivé parmi les derniers. Rappelons-nous ce qui nous porte, ce qu'il y avait avant. Le monde sauvage et intact a quasiment disparu. Il y a encore du travail pour que l’espèce humaine sache trouver sa place sans écarter, appauvrir ni détruire le milieu vivant autour de lui. Le monde n'est pas encore comme il devrait être.