Les mœurs, une affaire de gestionnaire ?
Sexotouristes (1), prostitution, spots homosexuels référencés sur internet… Vu de loin, le sujet prête à sourire. Sur le terrain, les gestionnaires sont parfois démunis. Ils n’ont pas de missions liées aux mœurs et rechignent plutôt à intervenir. Ce qu’ils font pourtant quand cette fréquentation devient dangereuse, impactante pour les milieux et les espèces, ou encore qu’elle se révèle gênante pour les autres usagers.
La solution la plus simple ne serait-elle pas de laisser la fréquentation sexuelle s’équilibrer d’elle-même ? Il est de notoriété publique que le littoral soit jalonné de nombreux lieux de rencontres. Parfois depuis des dizaines d’années ; ils font d’ailleurs partie du folklore local, de ces sujets dont on parle avec un sourire en coin. Vouloir batifoler dans la nature pose-t-il un véritable problème ?
Pas moralisateurs. Les gestionnaires ne se sentent pas l’âme de moralisateurs. « Ils font leur vie, tel n’est pas le problème, confie Luc Brun, conservateur du Bolmon Jaï. En revanche quand ça frôle l’exhibitionnisme, on appelle la police et elle intervient. Notre métier ne nous impose pas de jouer au chat et à la souris, ni de se mettre en danger. Nombreux sont les témoignages de gardes qui sont dans un réel désarroi devant cette situation. » Mais il y a d’autres raisons de se frotter à une partie des usagers d’un site. Le problème majeur est celui de la dégradation des milieux et du dérangement des espèces. La mission première des responsables de sites est mise en péril par ces pratiques. Non seulement la fréquentation de certains espaces est tellement importante qu’elle engendre des dégradations, mais surtout, elle détruit. Piétinement, dérangement. Même si les usagers sont peu nombreux, la plupart cherchent un minimum d’intimité et colonisent des zones que l’on souhaiterait plus calmes.
Bernard Pont, conservateur de la Réserve naturelle de l’île de la Platière, doit faire face à une importante fréquentation sexuelle, commerciale ou pas, et exhibitionnisme. « La particularité de ma réserve, c’est qu’elle comporte un grand nombre de kilomètres de pistes carrossables. Elle est très accessible. Les adeptes profitent de pouvoir venir au cœur de l’espace en toute discrétion. » Problème : une des plages du Rhône était tellement fréquentée que la reproduction du petit gravelot était mise en péril.
L’image du site. « Les détracteurs de la réserve surfent sur la vague de l’image du site générée par cette fréquentation. Il est vrai que des visiteurs ont pu être suivis avec insistance, ou que des observatoires étaient occupés. On était arrivé à la limite concernant la sécurité. »
Quand les adeptes du sexe en espace protégé restent discrets et ne dégradent pas les lieux, ils auraient plutôt tendance à se faire oublier. Que ce soient les élus ou les gestionnaires eux-mêmes, personne ne se sent apte à juger des mœurs des usagers. « On ne veut pas ostraciser une partie de la fréquentation » disent certains. La pratique fait même plutôt sourire. Mais quand on apprend que son site est référencé sur internet comme « spot » où l’on peut trouver des partenaires, et que cela draine un public de plus en plus ciblé, les choses ne sont pas faciles à vivre. Quand en plus la population s’élargit à des exhibitionnistes plus ou moins entreprenants, des camionnettes supposées occupées par des prostituées, voire parfois des trafics de drogue… Bernard Pont reconnaît avoir connu le problème du racolage sur la réserve, et que les agents n’osaient plus aller seuls dans certaines zones.
Privatisation de l’espace. La question posée est aussi celle de la privatisation d’un site à l’usage d’une catégorie de personnes. Les sites les plus fréquentés sont connus localement. Les familles, les sportifs et autres usagers plus habillés désertent les lieux et en sont finalement privés. Or la plupart des gestionnaires ont pour mission d’accueillir du public, tous les publics. Pour Stéphane Renard, du Conservatoire du littoral sur la côte normande, c’est la privatisation de l’espace et l’occupation du domaine public qui posent le principal problème. L'une des missions des espaces naturels est d'être accessible à tous. Les élus font pression. « Une fois les mesures d’aménagement prises, on est un peu démunis pour leur répondre. »
Dans la plupart des espaces naturels concernés par la fréquentation sexuelle, les gestionnaires identifient le problème et souhaitent agir. Mais comment s’y prendre ?
Réagir. Concrètement, la plupart des agents de terrain ne sont pas habilités à intervenir. Les agents des réserves naturelles, par exemple, n’ont pas la compétence pour verbaliser les atteintes aux mœurs. Mais en prenant le problème par le biais de la circulation, et en s’associant aux polices municipales, à la gendarmerie et à l’ONCFS, l’île de la Platière a réussi à améliorer la situation. Depuis deux ans et quelques opérations coups de poing, le travail de dérangement des dérangeurs semble porter ses fruits. Deux cents procédures pour circulation interdite, et la pose de barrières semblent avoir réduit le trafic.
Une technique que Luc Brun se refuse à appliquer sur le lido du Jaï. « Les exhibitionnistes ne demandent que ça, d’être dérangés. Nous ne voulons pas rentrer dans ce jeu et les provoquer ! »
Alors souvent les actions sont indirectes. Voire anecdotiques : installer des ganivelles, des plantes urticantes… « Nous avons mis des joncs piquants. Nous pensons aussi faire de l’intox en mettant des panneaux “serpents - espèces protégées” pour protéger une station de plante, ça peut en refroidir certains. Et puis nous comptons aussi sur la lutte biologique : les moustiques… », ironise Luc Brun. Les agents ont aussi remarqué que si les tamaris sont absents sur plusieurs centaines de mètres, les usagers doivent traverser une zone à découvert. Étant visibles du parking, ils rebroussent chemin.
Attaquer de front. Pour les sites qui osent nommer le problème et s’y attaquer de front, les solutions ne sont pas plus simples. Le chargé de mission Natura 2000 de la baie d’Audierne, Benjamin Buisson, connaît sur son secteur deux sites particulièrement touchés par la fréquentation sexuelle. Quand il a rédigé son Docob, en 2010, il a fait une fiche sur les « autres pratiques » impactantes, dans lesquelles il a inclus les rencontres sexuelles. Loin de noyer la question, il lui donne un nom : le « sexotouriste », à opposer au « balnéotouriste » « qui fréquente les mêmes milieux naturels, mais pour des raisons différentes et pas de la même manière ». Nommé, mais pas ouvertement visé. Les impacts sur la faune, le gravelot à collier interrompu notamment, qui niche sur le haut de la grève, sont pourtant dévastateurs. Le chargé de mission devrait obtenir un arrêté de protection de biotope fin 2012, ce qui lui permettra de verbaliser pour circulation à pied interdite. En espérant que cela fasse diminuer les visiteurs intempestifs.
Les gestionnaires sont donc nombreux à être concernés, et se sentent pourtant seuls et isolés pour agir. En Normandie, après avoir travaillé avec les autorités locales pour organiser des passages répétés voire faire un suivi judiciaire, les gestionnaires du Conservatoire du littoral ont prévu de se rencontrer pour trouver une réponse commune. À défaut de réponse miracle, les échanges entre réseaux pourront sûrement faire circuler des retours d’expériences fructueuses. •
1. Le mot a été inventé par Benjamin Buisson, pour nommer le phénomène dans le Docob du site Natura 2000 en Baie d'Audierne. Le document est consultable sur le site internet de la structure. http://mic.fr/4l