>>> Expérience. Delta du fleuve Niger. Mali

« Lutter contre la pauvreté pour sauvegarder les zones humides »

 

Espaces naturels n°6 - avril 2004

Vu ailleurs

Seydina Issa Sylla
Directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest de Wetlands International. Sa mission : sauvegarder les oiseaux d’eau. Son action : lutter contre la pauvreté. La misère des hommes les conduit à vendre de la viande d’oiseau.

 

Conduire une action de développement économique au Mali : est-ce véritablement la mission de Wetlands International ?
Imaginez une population pauvre, qui tire l’essentiel de ses revenus de la pêche et du commerce de viande d’oiseaux d’eau, ceux-là mêmes que vous souhaitez préserver. Pouvez-vous aller voir ces gens et leur expliquer qu’ils doivent arrêter leur activité au nom de la biodiversité et des bonnes pratiques environnementales ? Certainement pas, car vous n’avez aucune légitimité pour agir, ni à leurs yeux ni aux vôtres. Alors la seule possibilité qui s’offre à vous est de rechercher une activité économique de
substitution. Et c’est ce que Wetlands International a fait.
Bien entendu, toute la difficulté est de trouver le levier économique sur lequel agir. Il faut identifier une activité tout à la fois productrice de richesses (si possible supérieures aux précédentes) et compatible avec le respect, voire la restauration, de la zone humide. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur une plante particulièrement productive dans les zones inondables du delta du Niger : le bourgou (Echinochloa stagnina). Celle-ci servait déjà de pâturages aux cinq millions de têtes de bétail qui investissent chaque année le delta, après le retrait des hautes eaux. Mais elle n’était pas véritablement restaurée. Nous avons mis en évidence toutes ses potentialités : utilisation de la tige pour le sucre ou le fourrage, et valorisation de la graine pour l’alimentation humaine.
Modifier en profondeur des pratiques économiques, cela ne se décrète pas. Comment avez-vous procédé ?
La formation bien sûr. Nous avons engagé un programme d’éducation à dimension environnementale : démonstration des possibilités de la plante et sensibilisation aux différents équilibres, chaîne alimentaire, biosystèmes… Pour cela, nous nous sommes principalement appuyés sur les femmes de l’ethnie Bozo, qui constituent un maillon important de la commercialisation des oiseaux d'eau. Elles sont organisées en association (groupements) autour de cette activité. Elles financent les outils de chasse (filets, hameçons) aux oiseaux d'eau pour les chasseurs et les produits de la chasse sont partagés. La première phase du programme (1998-2003) a concerné vingt-huit villages et quinze écoles. Sa reconduction est assurée jusqu’en 2007 et l’objectif est de l’étendre à toute la sous-région. L'équipe de formation est constituée de spécialistes en gestion des ressources naturelles des zones humides, formés par Wetlands, ou de personnes ayant servi dans des structures étatiques de conservation de la faune et de la flore. Des enquêteurs, formés par Wetlands International, complètent le dispositif et assurent la liaison avec le terrain.
La redistribution des activités économiques dans une zone vitale, cela génère nécessairement des conflits d’intérêts.
En effet. Nous sommes en zone subsaharienne, et l’eau, tel un aimant, fixe les populations. Le delta intérieur du Niger compte un million d'habitants, dont un tiers de pêcheurs, un tiers d’éleveurs et un tiers d’agriculteurs. La population est composée de plusieurs ethnies qui sont les Bozos (pêcheurs), les Peuls (éleveurs), les Bambaras et d’autres ethnies (agriculteurs). De tous les temps, il a existé, et subsiste, des conflits entre les éleveurs autochtones autour du bourgou, et entre éleveurs autochtones et étrangers. Le bourgou pousse naturellement quand les conditions hydrologiques sont bonnes, mais il est aussi planté par les éleveurs. L'exploitation du bourgou naturel ou planté est payante. L'éleveur étranger doit toujours payer une redevance au propriétaire du bourgou pour pouvoir l'exploiter. Jusqu’en 1982, une loi traditionnelle ayant pour but la gestion intégrée des zones du delta, la Dina, fixait les règles d’accès aux ressources (pêche et pâturage). Depuis les années 90 et la décentralisation, les collectivités peuvent disposer de leurs ressources. Elles sont responsables de leur gestion, aménagement, conservation et de la sauvegarde de leur équilibre écologique. La réflexion collective avec les femmes bozos a donc porté y compris sur l’aménagement de l’espace, avec l’élaboration de cartes de terroirs.
On le voit bien, cette démarche fait largement écho aux axes forts du sommet de Johannesburg concernant le lien entre gestion des ressources naturelles et développement.