Oser se perdre

 

Espaces naturels n°6 - avril 2004

Édito

Jean-Pierre Feuvrier1

Les sentiers sont le territoire de l’Homme dans la nature depuis un temps immémorial, seul leur usage change. Les sentiers, autrefois à vocation essentiellement économique, liaisons entre communautés, travaux en milieu rural, transhumance, ne sont pas toujours adaptés à leur nouvelle fonction sociale (détente, loisirs, tourisme itinérant).
Faut-il adapter en conséquence le tracé de certains itinéraires afin de prendre en compte la protection d’un milieu naturel fragile et la sauvegarde des activités traditionnelles ?
Doit-on aménager, voire artificialiser certaines portions d’itinéraire, afin de les rendre aptes à supporter une fréquentation élevée ?
Le balisage, en concentrant la fréquentation d’usagers, généralement peu aventureux et peu familiarisés avec la lecture de carte et l’orientation, peut servir la protection du milieu traversé.
Mais faut-il développer le balisage ? N’est-il pas une béquille pour une société malade qui ne sait plus s’orienter ? Doit-on chercher à guérir la société ou devons-nous multiplier les béquilles ?
Ne faut-il pas sauvegarder la possibilité de se perdre et offrir à chaque randonneur les moyens d’acquérir les outils lui permettant de vivre sa propre aventure ?
Mais l’autonomie, la responsabilité personnelle, la confrontation avec la nature et l’acceptation du risque défendues par certains pratiquants ne sont-elles pas l’expression d’une forme d’élitisme, s’opposant à la démocratisation des pratiques et donc à tout équipement des itinéraires, balisages et signalisations ? Curieusement, ce sont des motivations semblables qui ont donné naissance aux sentiers de Grande randonnée, les GR, en 1947 et au développement du balisage.
L’intérêt pour la nature d’une élite intellectuelle, l’idéologie éducative du plein air qui se développe après-guerre, l’altruisme et l’attrait de la vie dans la nature du scoutisme caractérisent les premiers randonneurs baliseurs. Deux logiques sociales motivent ces pionniers :
­– favoriser le tourisme pédestre par le balisage d’itinéraires, promouvoir le camping, élargir le public de pratiquants ;
– rechercher de nouvelles possibilités d’évasion hors des sites soumis à l’envahissement populaire, conséquence des congés payés et de l’après-guerre.
Et demain, faudra-t-il canaliser, réglementer, encadrer ?
Un vocabulaire que les randonneurs n’aiment guère.
Aussi est-il nécessaire de faire appel à l’information et à la formation : apprendre à lire une carte, à s’orienter, développer les capacités à comprendre et interpréter un paysage, à reconnaître et défendre ses principaux éléments afin de construire un projet de randonnée, utilisant et respectant les valeurs du milieu de pratique.
C’est l’enjeu du brevet fédéral d’animateur de randonnée pédestre de la FFRP2 : permettre à chacun d’être autonome et responsable.
« Érigez des cairns à l’aller, détruisez-les au retour ». La mise en œuvre de cet adage ancien a l’ambition de laisser disponible pour tous un espace le plus « neuf » possible3.

1. Jean-Pierre Feuvrier signe cet édito à titre personnel, il est par ailleurs administrateur à la Fédération française de la randonnée pédestre ; président du Conservatoire du patrimoine naturel de la Savoie ; administrateur de la Fédération des Parcs naturels régionaux de France.
2. Fédération française de randonnées pédestres.
3. Cité par la Lettre de l’observatoire des pratiques de la montagne et de l’alpinisme (n° 3). Maison de la montagne, 38000 Grenoble.