Précieux microbes
Espaces naturels n°63 - juillet 2018
Les écosystèmes sont naturellement riches en microbes, mais « microbe » ne veut pas obligatoirement dire « pathogène » ! La biodiversité cachée occupe une place centrale dans le fonctionnement de la biodiversité visible qui l’héberge.
Assez curieusement, pour un profane, un écosystème « sûr » est démuni de tout microbe ou « micro-organisme ». Si le profane pense toujours ainsi aujourd’hui, c’est certainement parce que la science, à partir de la moitié du XIXe siècle, avec les travaux de Louis Pasteur en France ou de Joseph Lister en Angleterre, a montré que l’air ambiant était septique (porteur de germes) du fait de l’existence d’organismes minuscules, des « particules flottantes », qui infectaient les plaies des malades. L’application d’un pansement imbibé d’une substance capable de détruire ces microbes permettait d’éviter la décomposition des régions blessées. Constatant que les odeurs pestilentielles émanant d’épandage disparaissaient en utilisant un produit à base d’acide phénique, Lister décida d’appliquer ce traitement à ses patients à l’hôpital pendant quelques années. L’antisepsie (élimination des micro-organismes d’une plaie à l’aide d’un produit antiseptique) et l’asepsie (méthode préventive empêchant la contamination d’une surface ou d’une plaie par des micro-organismes) sont, aujourd’hui encore, des méthodes ancrées dans les gestes quotidiens.
Changer de perspective
Les écosystèmes peu anthropisés sont avant tout exceptionnellement riches en micro-organismes, et un écosystème qui en serait démuni n’est pas en bonne santé. Un travail remarquable réalisé en Californie par Kevin Lafferty et ses collaborateurs1 sur des marécages littoraux a démontré que la présence d’espèces de parasites entraînait une diversité spécifique plus grande en espèces hôtes. La présence de ces parasites conduit à une plus grande complexité des chaînes alimentaires ainsi qu’à une meilleure stabilité de l’ensemble. Ce travail conclut avec un constat qui peut apparaître dérangeant : il ne s’agit plus de pointer du doigt ces micro-organismes qui nous gênent et que l’on veut éliminer, mais de mieux appréhender l’équilibre normal d’un écosystème dans lequel le microcosme qu’on ne visualise pas joue un rôle extraordinaire dans l’organisation et la durabilité du macrocosme que l’on contemple.
Nous serions-nous radicalement trompés ? Et si, avant de détruire, les micro-organismes étaient des constructeurs ? Les recherches les plus récentes sur le microbiome nous révèlent aujourd’hui la présence d’une extraordinaire diversité de bactéries, de virus, et de champignons, comme sur la peau humaine, par exemple. Mieux, ce pourrait être ce microbiome cutané, qui nous protégerait naturellement contre l’invasion de micro-organismes plus virulents. Tout comme Lister avait fait le constat in natura que les odeurs nauséabondes issues des épandages municipaux pouvaient être éliminées pour l’appliquer à ses patients, ce sont les concepts issus de la théorie écologique qui sont aujourd’hui développés pour comprendre l’organisation et l’évolution du microbiote humain ou animal et de ses implications sanitaires.
Si un écosystème riche en parasites ou en micro-organismes est plus complexe et plus stable qu’un écosystème simplifié, celui-ci est-il alors mieux armé contre l’invasion par des agents pathogènes extérieurs ? Cette question conduit à devoir lever un paradoxe important, et qui introduit souvent une confusion dans la compréhension des liens entre biodiversité et maladies infectieuses. Un écosystème tropical est naturellement très riche en espèces animales et végétales, mais ces dernières représentent aussi des hôtes pour une diversité de parasites, dont de nombreux micro-organismes. Les régions riches en biodiversité, particulièrement en oiseaux et en rongeurs, sont donc aussi très diversifiées en parasites et micro-organismes en tous genres. Des travaux actuels nous donnent une estimation relative de 320 000 nouveaux virus pour neuf familles virales à découvrir chez les espèces de mammifères. À vrai dire, le microcosme global est gigantesque, quasiment incommensurable. Les écosystèmes naturels sont ainsi de véritables pouponnières pour le développement de micro-organismes en tous genres, les régions intertropicales en étant particulièrement plus fournies, mais une infime partie de ces micro-organismes engendre des formes pathogènes pour l’humain, l’animal ou la plante.
De l’aléa microbiologique au risque sanitaire
En effet, les diversités spécifiques exceptionnelles en micro-organismes et en parasites présentes dans les régions tropicales ne conduisent pas obligatoirement à ce que le risque sanitaire y soit supérieur. Ce microcosme constitue un « aléa », ou un danger microbiologique plus ou moins probable. La notion de risque infectieux recouvre à la fois cette menace potentielle, l’impact possible sur l’homme et la perception qu’en a la société. Cet aléa microbien, même gigantesque, ne devient un risque qu’en présence d’enjeux humains, économiques et environnementaux. La confusion est encore trop souvent faite, jusque dans la recherche scientifique, entre ce qui représente un aléa microbiologique et un risque sanitaire infectieux, potentiel ou avéré. Le virus Ebola, tant qu’il reste cantonné aux forêts équatoriales d’Afrique, peut être considéré comme un aléa microbiologique. Ce sont des pratiques et des usages humains qui engendrent le risque infectieux.
Le « principe de dilution » ou quand la richesse en biodiversité freine la transmission d’agents pathogènes
Dans les écosystèmes riches en espèces et non perturbés, les équilibres dynamiques entre les différentes espèces hôtes et leurs micro-organismes ou parasites résultent en une harmonie d’ensemble. Tout micro-organisme aux capacités destructrices y est mis en compétition avec d’autres formes de micro-organismes aux propriétés moins invasives et des espèces hôtes qui les véhiculent. Lorsque les écosystèmes naturels sont modifiés par les activités humaines (comme la déforestation et le développement de l’agriculture par exemple, en zones tropicales), certaines espèces peuvent disparaître, créant un vide écologique dont vont pouvoir bénéficier d’autres espèces mieux adaptées à ces circonstances. Les micro-organismes et parasites que ces hôtes bénéficiaires hébergent habituellement envahissent l’espace et se propagent entre individus de même espèce voire entre espèces différentes. Il en résulte un schéma écologique, aujourd’hui plus ou moins accepté, d’effet de dilution ou d’amplification, selon le sens dans lequel on l’interprète. Les écosystèmes riches en espèces tendent ainsi à freiner la transmission des agents pathogènes généralistes par leur propriété à héberger des espèces hôtes peu compétentes à la transmission infectieuse, voire à constituer des « culs de sac épidémiologiques ». À l’inverse, les écosystèmes pauvres en biodiversité induisent souvent la présence d’espèces favorables à une amplification de la transmission. Si ce concept demande encore à être démontré plus généralement, il constitue aujourd’hui une forme de service écosystémique rendu par la nature contre certains risques sanitaires infectieux.
(1) K. Lafferty, A.P. Dobson, A.M. Kuris (2006). Parasites dominate food web links. PNAS 103: 11211-11216