La question des données sans question
Espaces naturels n°59 - juillet 2017
Vincent Devictor, écologue CNRSISEM, vincent.devictor@univ-montp2.fr
Observer la nature et vouloir garder une trace de cette observation, c’est avoir une histoire à raconter. Même si cette histoire n’est pas très claire et que personne n’est encore là pour l’écouter. Mais ce ne sera possible que si quelques précautions sont prises.
Il est rare, dans les faits, que la récolte des données soit motivée par une question scientifique précise. En revanche, on imagine souvent qu’une question intéressante sera un jour posée et que les données que l’on récolte aujourd’hui seront alors nécessaires pour y répondre. Comparer, relier, analyser, interpréter, mesurer, comprendre. Ce ne sera possible que si les données sont accompagnées d'une intention et d'une attention. Une donnée seule n'est rien.
Sans intention, les données sont perdues d’avance. Ce manque d’intention, on le voit dans l’avalanche de données sur la biodiversité que semblent permettre la digitalisation et le stockage informatique. Sans lecteur, observateur, interprète, cette avalanche est un mirage d’information. Sans intention, les données sont comme une suite de lettres dans le désordre, incapables de former des mots.
Sans attention, les données sont également perdues. L’attention est ce lien privilégié qui lie l’observateur à la nature. Il s’agit du soin, de l’effort, du temps, qu’il consacre à ses observations. L’attention est tout ce que l’observateur conseillera à quelqu’un qui devrait le remplacer. Comment procéder, ce qu’il faut savoir, savoir ignorer, noter, ne pas noter, répéter. Sans cette attention, des données seront sans doute récoltées. Mais celles-ci seront comme une suite de mots dans le désordre. L’histoire sera difficile à raconter, imprécise et confuse.
Les premiers écologues plaçaient l’observation de la nature au centre de toute recherche sérieuse. Pour Charles Elton, l’un des pionniers de l’écologie moderne, il ne s’agissait nullement d’accumuler des données mais d’effectuer des relevés. Un relevé était selon lui le résultat d’un véritable « diagnostic écologique », qui ne devait être considéré « en aucun cas comme une question d’enregistrement et de dénombrement ». Pour l’écologue, la récolte de données n’est pas une tâche statique, mais une étude passionnante des processus dans la nature. L’intention et l’attention étaient les conditions nécessaires à la réalisation de bons relevés. Un relevé fournit non seulement une riche description de la forme vivante d'intérêt (par exemple, une plante localisée dans un habitat), mais aussi sur son environnement biotique et abiotique. Et surtout il décrit le processus de relevé lui-même. Le relevé supposait donc une participation active de l’observateur, un engagement physique pour et sur le terrain.
Aujourd’hui, certains résultats s’obtiennent loin des observateurs et de la nature. Les méthodes de production de données se sont diversifiées. Pourtant, celles-ci contribuent rarement à l’amélioration des connaissances si intention et attention sont
effacées. Récupérez des données dont vous ignorez l’intention et l’attention et dont les observateurs ont disparu. Les résultats produits seront souvent comme des pages d’un livre mis dans le désordre. Une histoire sans queue ni tête.