Réussir une enquête sociologique, c’est...
Espaces naturels n°54 - avril 2016
Samuel Perichon, chercheur associé à l’Université de Rennes 2 (UMR-CNRS 6590) et enseignant au lycée agricole d’Aix-Valabre
Suivre une démarche cohérente et réalisable dans les meilleures conditions, et être capable de justifier de la pertinence des techniques d’enquête privilégiées, des critères de sélection de l’échantillon et des modalités d’analyse des données.
Le regard que nous portons sur un paysage qui nous est familier est le produit d’une construction mentale où la mémoire collective du lieu agit sur nos sensations. Pour un gestionnaire, valoriser un paysage agraire remarquable, c’est donner la possibilité à celui qui le découvre pour la première fois d’accéder à cette mémoire. Avant de la restituer au visiteur, il faut la collecter. On peut procéder pour cela au recueil d'informations verbales, mais cela pose des questions d’ordre méthodologique.
Comment construire un recueil de souvenirs personnels et de connaissances partagées propres à un lieu de mémoire ? Le terrain que nous avons sélectionné pour l'expliquer est un vaste plateau traversé par le plus célèbre chemin de grandes randonnées de l’hexagone : le GR20. Le Plateau di u Cuscionu (11 200 ha dont 6 000 ha de pâturages) est également un haut lieu du pastoralisme corse et un site intégré dans le réseau Natura 2000 en raison de la valeur de ses habitats naturels et de ses nombreuses espèces endémiques.
« ADAPTER ET COMBINER DES TECHNIQUES D’ENQUÊTE POUR RÉPONDRE À DES OBJECTIFS EMBOÎTÉS »
Nous avions comme objectifs : d’identifier les motifs paysagers et les points de vue incontournables du plateau et de cartographier les lieux à forte valeur cognitive. Pour ce faire, il a été demandé aux personnes composant notre échantillon d’envoyer par mail cinq photos réalisées au cours des six mois suivant le lancement de l’étude et choisies pour illustrer leur expérience du lieu. Les photos devaient être rangées par ordre de préférence et légendées par cinq items libres de choix. Il était également demandé de localiser les prises de vue sur une carte topographique, et d’indiquer la date et le contexte de la sortie de terrain (seul, en couple, en famille, météo, durée, etc.).
Nous souhaitions ensuite organiser des entretiens individuels sur le plateau. Chaque enquêté, équipé d’un GPS et d’une camera gopro© (frontale), est invité à rejoindre par un cheminement libre, les postes correspondant à ses cinq prises de vue. L’équipement fourni permet non seulement de cartographier et minuter les cheminements individuels, mais aussi de suivre a posteriori les regards portés sur ce territoire et visualiser les points repérés. À l’arrivée sur les postes, les enquêtés doivent décrire la réalité de la photo proposée puis raconter leur relation particulière avec ce lieu. L’objectif est ici de construire un recueil de souvenirs personnels et d’évaluer les conditions d’accès aux différents postes.
Afin de lister les connaissances et expériences partagées par le groupe, au terme des entretiens individuels, nous avons demandé aux participants de commenter de manière collective toutes les photos classées au rang 1. Chacune d’entre elles est projetée sur un écran. Quand le commentaire commence, l'auteur sort de la salle. Après quelques minutes d’échanges, les items apparaissaient un à un à l’écran, ils donnaient lieu à de nouveaux commentaires. Enfin, l’auteur revient dans la salle et dispose de deux à trois minutes pour présenter sa photo.
« CONSTRUIRE L’ÉCHANTILLONNAGE EN FONCTION DES OBJECTIFS FIXÉS ET DES TECHNIQUES D’ENQUÊTE CHOISIES »
Lors d’une enquête sociologique, l’échantillonnage (le « qui interroger ? ») représente une étape décisive car du groupe d’individus dépendent, par la suite et pour une large partie, les résultats obtenus. Dans la pratique, cette étape ne doit surtout pas débuter avant que l’objet de l’enquête soit bien défini et bien construit.
Dans notre cas, trois critères ont été retenus en priorité : la familiarité avec le lieu, la condition physique et la disponibilité des participants. Le profil très typé des personnes recherchées (des résidents à l’année des communes de moins de cent cinquante habitants justifiant d’au moins dix ans de résidence), ainsi que les fortes contraintes liées aux techniques d’enquête et aux traitements des données (retranscription, codage, analyse) légitiment un échantillon qui, à première vue, peut paraître restreint (dix à douze personnes).
« L’ENQUÊTE SOCIOLOGIQUE DOIT ÊTRE UNE AIDE À LA DÉCISION, QU’ELLE IMPLIQUE OU NON UNE RÉPONSE OPÉRATIONNELLE DE VALORISATION DES PAYSAGES DE MÉMOIRE »
Pour valoriser les paysages de mémoire et leurs aménités, notamment à des fins économiques, il faut rendre accessible une réalité de terrain : en « racontant » aux visiteurs l’histoire du lieu dans laquelle s’est forgée une identité territoriale, et en « orientant » leur cheminement dans l’espace parcouru.
Quels que soient les moyens de médiation envisagés par la suite – la réhabilitation d’anciens chemins ruraux, l’installation de panneaux d’information sur le patrimoine local, le recrutement de guides ou d’accompagnateurs de moyenne montagne, la conception de sentiers d’interprétation, etc. – il faut, comme nous l’avons évoqué précédemment, réussir à faire raconter l’histoire du lieu par des familiers. Or, cela impose des choix méthodologiques d’autant plus difficiles à arrêter qu’ils reposent en partie sur une lecture empirique des protocoles d’enquête imaginables, et qu’ils doivent parfois justifier une réponse opérationnelle déjà imaginée par le commanditaire.
« VALORISER UN PAYSAGE DE MÉMOIRE, C’EST RENDRE ACCESSIBLE À DES VISITEURS, UNE RÉALITE DE TERRAIN »
Traverser un paysage agraire remarquable, arrêter son regard sur les motifs paysagers qui le façonnent, ou le contempler comme un tout indissociable, stimule chacun de nos sens, et s’inscrit dans un processus renouvelé de mémorisation de l’expérience. Les paysages sont des signifiants qui renseignent sur notre rapport sensible à la nature même si ce « ressenti » peut aussi porter une réalité objective basée sur des connaissances scientifiques. La forte demande sociale de paysage encourage d’ailleurs les gestionnaires à opter pour cette logique de médiation. Certains amoureux de la nature regrettent cette attitude qu’ils qualifient d’anthropocentrique car, selon eux, les spectateurs ne semblent plus être en mesure d’apprécier la nature pour sa valeur intrinsèque.
Pourtant, ce sont très souvent des paysages de mémoire dont il s’agit... c’est-à-dire des paysages agraires qui ont été durablement modifiés par des activités humaines et qui, parce que nous n’avons pas les éléments mémoriels pour les appréhender comme des familiers du lieu, sont assimilés à des espaces sauvages qu’ils peuvent parfois être devenus dans leur matérialité.