Le temps des étangs

 

Espaces naturels n°64 - octobre 2018

Autrement dit

Née à Sète, Sandra Melh dévoile les humains et leur environnement à la manière d’un peintre. À contre-courant d’une époque dominée par la vitesse, la photographe prend le temps, et livre une oeuvre poétique, qui interroge. De Sète à Jéricho en passant par la Louisiane, elle fixe son objectif sur des communautés et des lieux laissés pour compte, et témoigne de changements irréversibles.

Sandra Melh - photojournaliste

Quelle est votre vision de la biodiversité ?

J’ai sans doute une vision très parcellaire de la biodiversité. Pour moi, c’est la pluralité des espèces, et la possibilité d’être toujours en vie, grâce à leur préservation. Comme citoyenne, c’est un sujet qui m’intéresse, même si je n’ai pas d’action là-dessus en particulier. En effet, en tant que photographe documentaire, ce sont les gens qui m’intéressent en priorité, les gens et leurs histoires. Le contexte où se déroulent ces histoires, c’est un cadre, presque un acquis. Mais je choisis mes sujets sur des coups de coeur... Pour des personnes, pour un territoire, pour le rapport de certaines personnes à certains territoires. J’ai besoin d’un choc esthétique. Pour le documentaire que j’ai réalisé en Louisiane par exemple, j’ai été très attirée par le bayou(1). C’est un environnement très poétique dans tous les éléments de nature qu’il comporte, en même temps assez noir, sombre, mystérieux, suspect. J’aime le décalage entre l’aspect bucolique, romantique et à la fois très anxiogène de ce lieu. Une fois sur place j’ai pris connaissance du lieu et de la communauté que je raconte en image depuis 2016. Pour la série « PS : Je t’écris de la plage des Mouettes », commencée en 2012, je photographie les gens qui viennent sur cette plage à Sète. Il s’agit d’un lieu très aléatoire. En été, à certains moments, la plage n’existe quasiment plus, l’eau arrivant presque au bord des maisons, à d’autres, des « tocs » (petits bancs de sable) émergent au niveau de l’étang. Ces deux phénomènes peuvent se produire pendant un seul et même été. Les gens qui viennent l’été, touristes locaux, sont comme fatalistes, ils ont toujours connu l’étang comme cela.


Dans le sud de la Louisiane, le bayou est un univers à la fois poétique et menaçant. © Sandra Melh

Plusieurs de vos projets portent sur la durée, à une époque où la vitesse et l’éphémère dominent le monde. Pourquoi ce choix ?

J’aime parler d’histoires dans la durée. Parce que c’est comme ça que le rapport de confiance est plus fort. Installer la confiance nécessite du temps long, mais cela permet d’accéder à des espaces de vie auxquels on ne peut accéder en peu de temps. De l’attachement se crée avec les gens que l’on rencontre. Je trouve frappant de voir les gens évoluer physiquement. J’aime prendre mon temps, faire les choses avec méthode, ne pas franchir les étapes trop vite. Certaines journées je ne prends pas d’image. Ça n’est pas toujours possible, sur des commandes je ne peux me le permettre, mais je le fais quand je peux, sur des projets personnels, rarement liés à l’actualité. Il y a des territoires et des communautés qui ne s’approchent pas aisément. J’ai envie de partager une tranche de vie avec eux.

Parlez-nous de vos projets récents à Jéricho et en Louisiane.

J’ai commencé récemment un travail dans la ville de Jéricho en Cisjordanie, suite à une résidence soutenue par l'Institut français de Jérusalem. Jéricho n’est pas seulement l’une des plus anciennes villes du monde, c’est également la plus basse, située à 240 mètres en dessous du niveau de la mer. Cela s’en ressent sur la lumière, beaucoup plus douce, moins criarde qu’ailleurs. La chaleur aussi y est très différente, comme la sensation du soleil sur la peau, plus douce. Jéricho fait office d’oasis où les familles palestiniennes viennent en villégiature retrouver une certaine sérénité, alors que le contexte environnant est marqué par le conflit israélo-palestinien. J’ai commencé à travailler en Louisiane en 2016 pour une commande, avec des communautés confrontées aux effets cumulés du changement climatique et de l’exploitation pétrolière. J’ai rencontré des gens à la vie dure, qui vivent de la pêche et du pétrole (la Louisiane est le 4e État producteur de brut des États-Unis, on trouve plus de 4 000 plateformes pétrolières dans le golfe du Mexique). L’ouragan Katrina en 2005, puis l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon en 2010 suivie d’une marée noire ont plongé des communautés déjà précaires dans la misère. Pourtant, les gens continuent de pêcher crabes et crevettes. Les huîtres autrefois nombreuses se font de plus en plus rares, l’eau salée entrant dans le bayou. Les gens s’adaptent, se déplacent, là où le travail arrive. Je suis allée sur place à plusieurs reprises. La dernière fois j’ai pu embarquer dans un petit avion et survoler le bayou et tous les territoires. Nous avons longé le delta du Mississipi. J’ai pris la mesure de la fragilité de la Nouvelle- Orléans, de sa très grande précarité. J’ai été vraiment choquée de voir l’eau aussi entremêlée à la terre, aussi près des habitations, des immeubles. Un scientifique à mes côtés, Alex Kolker, m’a expliqué qu’avant c’était de la terre ferme, maintenant du marécage. Cela m’a beaucoup marqué, cette vue globale sur la nature, mais surtout de voir l’humain aussi vulnérable. Depuis lors, j’ai rencontré des gens de l’administration, je les ai interrogés sur ce qui se fait pour prévoir d’éventuelles nouvelles catastrophes naturelles. Des choses se font, avec notamment un important projet de barrage pour préserver les habitations. Mais tout le monde s’accorde à dire que c’est un combat perdu d’avance.

Vous êtes actuellement aux rencontres de la photographie d’Arles, avez-vous découvert des projets intéressants ? En tant que photographe, avez-vous un rôle, un engagement ?

 Je viens d’arriver à Arles et pour le moment je n’ai pas vu grand-chose. En revanche j’ai déjà pu échanger avec des collègues. Les rencontres sont très importantes à ce titre, photographe étant un métier très solitaire. Ces moments où l’on se retrouve entre professionnels sont primordiaux. Comme photojournaliste, mon engagement passe par le prisme de l’humain. En Louisiane par exemple, mon travail témoigne de l’impact du changement climatique sur les communautés. Je travaille aussi désormais sur l’île de Jean-Charles, à 100 km au sud de la Nouvelle- Orléans, qui va bientôt disparaître. Ses habitants sont les premiers réfugiés climatiques des États-Unis. Le gouvernement américain a débloqué 48 M de dollars pour leur venir en aide en 2016, mais pour le moment, l’argent n’est pas parvenu à la communauté d’une centaine de personnes qui survit encore sur l’île. Mes photos viennent d’être publiées en portfolio dans L’Obs, mais je vais y retourner en automne car je souhaite aller plus loin. Ces marécages me touchent, il faut dire que j’ai grandi au bord d’un étang, pas au bord d’une plage de sable blanc...

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(1) En Louisiane, étendue d'eau formée par les anciens bras et méandres du Mississippi.