Une abbaye pour aimer les chauves-souris
Chaque année, entre six et sept mille personnes visitent le site abbatial de Saint-Maurice (ancienne abbaye cistercienne) dans le Finistère. Beaucoup parmi elles viennent pour observer des chauves-souris allaitant leurs petits. Aboutissement insolite d’un projet de restauration, démarré il y a dix ans.
Février 1997, une équipe d’architectes et de gestionnaires visite l’abbaye cistercienne de Saint-Maurice. Mais l’heure n’est ni à l’émotion, ni aux questions sur l’origine du site. Plus technique, la visite prépare le prochain chantier. Le conservatoire du littoral, propriétaire du domaine depuis six ans, a décidé de sa réhabilitation et, après une première période visant à fixer les axes de restauration des boisements et du parc, le moment est venu de programmer les travaux. La couverture du bâtiment constituera la première étape du chantier.
Dans le groupe, les discussions vont bon train et l’équipée se dirige vers le logis de l’abbé, un solide bâtiment du 18e siècle inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Dans le grenier, protégé provisoirement des intempéries par quelques bâches, il fait noir. Pas assez pourtant pour ne pas percevoir nettement une colonie de chauves-souris. On s’étonne, on prend note, on commente. Personne ce jour-là, ne se doute pourtant qu’un pan de l’avenir du bâtiment est en train de se sceller.
Quelques jours plus tard, des spécialistes sont conviés à se rendre sur place. Leur verdict : il s’agit de grands rhinolophes. Classée dans l’inventaire de la faune menacée de France, l’espèce figure aux annexes II et IV de la directive Habitat et II de la convention de Berne. Elle nécessite une protection stricte.
Les travaux de toiture ne sont pas remis en cause mais il convient d’opérer sans déranger les chiroptères.
Architecte, architecte des bâtiments de France et entreprises se concertent pour définir une sorte de cahier des charges : restaurer le bâtiment à la bonne période, avec des produits peu nocifs pour les mammifères, leur réserver un espace et leur assurer la possibilité d’accès.
Pour réaliser le chantier, une fenêtre de tir est possible en hiver. En effet, pendant les trois mois les plus froids de l’année, les grands rhinolophes quittent le logis pour s’installer dans des cavités où humidité et température sont constantes. Cette période d’absence sera mise à profit et, en avril 1998, les chauves-souris reviennent. Elles trouvent un gîte plus confortable – moins de courants d’airs, moins de lumière –, les fenêtres occultées aux trois quarts, et les accès sont aménagés à leur intention.
Comme dans toutes les histoires, les années passent et, en 2001, la seconde tranche de travaux est programmée. L’aménagement du bâtiment doit permettre l’accueil des visiteurs. L’abbaye cistercienne étant riche d’histoires et d’Histoire, un espace muséographié est également envisagé.
Premières études, premier constat : le logis est le seul bâtiment qui puisse recevoir un tel équipement. Joëlle Furic, l’architecte, projette donc six pièces sur son plan ; seules cinq seront accessibles au public. Les grands rhinolophes auront accès privé au grenier.
Mais le chantier doit durer plus d’un an ; hors de question de l’interrompre ou d’entraver le travail des entreprises. La protection des chauves-souris se pose alors, autrement mais à nouveau. Comment ne pas les déranger ? D’autant que de juin à août, les femelles sont en période de parturition et d’élevage des jeunes.
La solution est tout d’abord technique. Pour répondre au besoin d’obscurité, le grenier est isolé par une cloison sèche. Un plancher en sapin, doublé d’une isolation thermique et phonique en isochanvre, est également construit. Les passages de câbles dans le grenier ont eu lieu au moment où le lieu était naturellement déserté de ses occupants.
Une chose est sûre, à ce stade, les grands rhinolophes font partie du projet. On fait avec eux, on parle d’eux. Le handicap de leur présence devient même une sorte de motivation supplémentaire pour les ouvriers acquis à leur cause. On en discute, on apprend à les connaître, on découvre que, malgré le bruit des marteaux-piqueurs ou des tronçonneuses, les chiroptères restent fidèles à leur logis. Malgré les craintes, « reviendra, ne reviendra pas ? », nos amis reviennent. Car ce sont devenus nos amis.
Les choses auraient pu s’arrêter là. Chacun chez soi. Mais certaines pensées mûrissent sûrement. Alors que le cabinet Musenscène étudie le concept muséographique, l’idée germe dans la tête de l’agent au contact du public : pourquoi, puisque les chauves-souris sont un centre d’intérêt pour les visiteurs (voir article ci-contre), ne pas consacrer une salle aux habitants du lieu ? Malgré quelques réticences, l’idée fait son chemin. Oui, c’est possible. Oui, c’est financièrement concevable. Oui, les solutions techniques existent. Il est alors envisagé d’installer des caméras infrarouges dans le grenier pour filmer les mammifères en direct sans les déranger. L’entreprise nécessite de visiter un site déjà équipé en Normandie. Elle passe aussi par l’invitation d’un chiroptérologue utilisant cette technique. Et, en 2003, le Conservatoire du littoral motive la fondation EDF à financer ce projet original. C’est parti…
La solution adoptée consiste en l’installation de caméras infrarouges dans le grenier, et en l’aménagement d’une pièce de 30 m2 en observatoire (juste sous le grenier) avec des écrans de contrôle. C’est cette dernière qui recevra le public. Si le système est autonome (les visiteurs regardent seuls), il est possible pour le gestionnaire/animateur de manipuler les caméras, de zoomer notamment et, bien sûr, de commenter les comportements en direct.
En mars 2004, la première caméra et son illumination infrarouge sont installées.
Le 1er avril, un petit groupe de chauve-souris investit le grenier et se prête aux premiers enregistrements d’images.
Depuis, le public se presse. En 2006, ce sont 6 500 personnes payantes dont 850 en groupe (170 scolaires) qui ont fréquenté l’observatoire. Lors des Nuits de la chauve-souris, chaque séance réunit entre quatre-vingts et cent personnes, sur réservation. Au soir, le public a alors l’occasion de regarder les rhinolophes se réveiller, puis l’animateur projette des séquences enregistrées afin d’apporter des éléments d’information sur l’anatomie et la biologie de l’espèce.
Désormais, 130 séquences, classées par catégorie (comportement, reproduction, anatomie…), sont disponibles pour les animations et conférences, dont une rare séquence de naissance, des contractions jusqu’à la consommation du placenta.
Les moines cisterciens se sont peut-être fait voler la vedette, mais ils n’y trouvent rien à redire : l’esprit des lieux est sauf.