Alternative

L'Anthropocène est-il contre-nature ?

 

Espaces naturels n°55 - juillet 2016

Le Dossier

Billy Fernandez

Tendre vers plus de naturalité est une solution à la crise écologique majeure que connaît la Terre. Nos sociétés et les hommes qui les composent sont-ils prêts à accueillir le sauvage, cette altérité précieuse ?

Deux lectures de l'Anthropocène1 ont tendance à converger : une lecture postmoderne, plutôt portée par les sciences humaines et sociales, qui affirme la fin de la nature au profit d'une multitude d'hybrides entre nature et artifice, et une lecture prométhéenne qui affirme que l'Homme doit désormais prendre le contrôle du système Terre, en pilotant les écosystèmes grâce à l’ingénierie écologique et le climat grâce à la géo-ingénierie. Ils rejettent radicalement la référence au naturel comme principe d'action en matière de politique environnementale. L'Anthropocène apparaît seulement comme une nouvelle réalité biophysique, non comme un problème écologique et social dont nous devons nous soucier et nous emparer.

Or l'entrée dans l'Anthropocène n'est pas seulement un fait, elle constitue un problème et pose de sérieux défis aux sociétés humaines : rythme inédit de l'érosion de la biodiversité écoumène – espace d'habitat humain – en voie d'être nettement réduit et détérioré par les effets du changement climatique, et espérance de vie en bonne santé qui tend à régresser.

Deux grandes directions s'offrent à la communauté : soit nous estimons crédible et souhaitable la voie du pilotage du système Terre, soit nous devons réduire notre empreinte écologique et tendre globalement vers plus de naturalité. Dans ce dernier cas, la finalité de préserver une planète naturellement habitable grâce au maintien – et parfois à la restauration – des fonctionnalités et services écologiques essentiels pourrait a priori s'accorder avec le souci éthique et anthropologique de la limite, de l’altérité et de la diversité. Mais il s'agit alors de savoir comment définir ce qui est naturel dans un monde largement anthropisé. Voici par exemple trois pistes de réflexion :

  • On peut déjà relever que la plus naturelle des natures − la nature sauvage − est encore bien de ce monde, quand bien même on la retrouve en proportion assez réduite notamment en Europe. Ainsi, d'après les critères retenus par Mittermeier et ses collègues2, ces espaces de wilderness (cf. définition p. 29) représenteraient tout de même 44 % des terres émergées, assurément moins si l'on retenait ceux du Wilderness Act américain, qui évoque des espaces « où l'homme n'est tout au plus qu'un visiteur temporaire ». Quoi qu'il en soit, la nature sauvage n’apparaît pas comme une réalité marginale à l'échelle planétaire.
  • Au-delà de ces espaces, la nature peut aussi être définie comme un ensemble de processus biologiques et physico-chimiques se déployant dans le temps et l'espace. Cette nature-processus s'incarne notamment dans le cas d'une rue de Paris que l'on fermerait et qui verrait surgir un cortège d'herbes folles en quelques semaines, ou dans ces larges espaces de nature férale (cf. définition p. 31) qui se développent en Europe notamment.
  • Enfin, si l'on peut rejoindre l'idée qu'il n'y a pas ou plus de pure nature, il ne s'agit plus de penser la nature et l'artifice comme des domaines strictement séparés, mais davantage comme des pôles, entre lesquels peut se déployer un gradient de naturalité (Jamieson, 2002). Il existe ainsi des entités plus naturelles ou plus artificielles que d'autres, et l'on peut envisager de reconduire le naturel dans sa fonction référentielle en se fondant sur l'idée d'un degré de naturalité à améliorer.

Cet impératif humaniste pourrait constituer un argument pour les acteurs de la protection de la nature, en particulier sur la nécessité – surtout dans ces hauts lieux de naturalité que sont les espaces protégés – d'apprendre à composer avec une nature relativement sauvage, à se familiariser avec elle, pour elle-même et parce que nos sociétés en dépendent.

La problématique du retour des grands prédateurs ou de la fermeture de certains milieux, au-delà de leur dimension symbolique et conflictuelle, peut ainsi apparaître comme des sujets-laboratoires de notre aptitude à accueillir le sauvage comme une altérité précieuse.

 

(1) L'Anthropocène désigne une nouvelle époque géologique dans laquelle l'influence humaine sur l'ensemble des processus physico-chimiques et biologiques de la planète devient significative voire prédominante.
(2) Qui considère des aires supérieures à un million d'ha et dont la densité est inférieure à cinq habitants au km².