Délaisser la wilderness ?
Espaces naturels n°55 - juillet 2016
Rémi Beau, philosophe,
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Le mythe heureux de la nature sauvage occupe une place centrale dans l'histoire de la protection de la nature. Débat entre ses héritiers.
Faut-il abandonner l'idée américaine de wilderness (cf.définition p. 29) pour continuer à penser le sauvage ? Cette question est au cœur d'un débat qui voit s’affronter des environnementalistes depuis les années 1990 et qui est repris dans les pages de deux volumineux ouvrages parus à dix années d'intervalle (cf. En savoir plus). Produit d'une conversion du regard sur la nature sauvage qui s'opère au XIX e siècle, le mythe heureux de la wilderness occupe une place centrale dans l'histoire du préservationnisme américain.
Cependant, depuis une vingtaine d'années, des critiques de l'idée classique de wilderness se font entendre au sein du courant écologiste, soutenant qu'il serait temps de refermer la page sur ce moment de la pensée environnementale. Pour quelles raisons ? Et bien, d'abord parce que c'est un mythe qui fait de la nature précolombienne une nature originelle (pristine). Ensuite, parce que la pensée de la protection de la nature qui s'y réfère est critiquable à différents points de vue, qui dénoncent son élitisme, son ethnocentrisme, mais aussi la façon dont elle conduit à valoriser la confrontation virile avec le sauvage.
Enfin, parce que d'un point de vue philosophique, l'idée de wilderness reste ancrée dans le dualisme rigide de la modernité qui oppose l'humanité et la nature et ne permet pas de penser une éthique de la cohabitation entre les hommes et les êtres naturels.
Mais, protestent ses défenseurs, il n'en reste pas moins que la protection d'espaces naturels soumis à une pression anthropique faible constitue, en pratique, l'un des enjeux écologiques majeurs. De ce point de vue, déconstruire le mythe de la wilderness, ce serait surtout détruire le dernier rempart contre l'exploitation humaine de la nature. De plus, à vouloir dépasser le dualisme, ne risque-t-on pas de perdre toute référence normative à ce qui constituait pour les communautés humaines une extériorité naturelle ?
La notion de nature férale (cf. définition p. 31) pourrait bien offrir une issue à cette impasse théorico-pratique. De ce point de vue, il libère le sauvage de la référence à un hypothétique état originel. Dépassant les critiques précédentes, l'idée de féralité pourrait ainsi réunir les protagonistes du grand débat sur la wilderness.
Consensuelle, donc, la féralité ? Pas si sûr, car l'idée est aussi une critique vive d'un modèle de gestion de la nature par trop interventionniste, conçu dans l'intention paradoxale de prendre soin de la wilderness. La nature férale est placée sous le signe du laisser-faire, de la libre évolution. Elle exige des gestionnaires des espaces naturels un effort que tous ne sont peut-être pas prêts à accomplir, celui de renoncer à la notion de « bon état de conservation » et au modèle normatif de la bonne nature, fondé sur un idéal de biodiversité, et d'accepter de voir la nature contrarier certains objectifs de préservation.