Société

Ce que disent les mots du droit

 

Espaces naturels n°61 - janvier 2018

Le Dossier

Aline Treillard, doctorante en droit de l’environnement à l’Université de Limoges, aline-treillard@hotmail.fr

Les modifications successives du vocabulaire des textes juridiques traduisent les évolutions de nos perceptions du monde sauvage.

Le putois faisait partie des "animaux susceptibles d'occasionner des dégâts", avec le belette, la fouine, le renard, la Pie bavarde, le Geai des chênes et d'autres. © Peter Trimming

Le putois faisait partie des "animaux susceptibles d'occasionner des dégâts", avec le belette, la fouine, le renard, la Pie bavarde, le Geai des chênes et d'autres. © Peter Trimming

La base lexicale du droit appliqué à la petite faune sauvage a suscité de nombreux débats ces derniers mois au cours de l’adoption de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages en 2016, puis de ses décrets d’application. Pour cause, les mots ont un sens. Ils connectent le monde de la pensée au monde du langage et ainsi traduisent les représentations des êtres, objets et concepts qu’ils désignent. Le droit de l’environnement est régulièrement concerné par la modification de son contenu terminologique, preuve que la société se mobilise sur ses enjeux et fait évoluer ses perceptions.

LA SUPPRESSION DE LA RÉFÉRENCE AUX ESPÈCES « NUISIBLES »

Le terme « nuisible » a longtemps été utilisé pour désigner la petite faune sauvage. Il est issu du latin nocere, necare qui définit l’action de faire périr, tuer ou donner la mort. C’est la loi du 3 mai 1844 qui le consacre, permettant leur destruction. À compter de cette date et jusqu’au 8 août 2016, il a qualifié les espèces qui étaient considérées comme menaçantes vis-à-vis de l'homme ou de certaines de ses activités telles que la culture, l’élevage ou la sylviculture en les nommant désormais « animaux susceptibles d'occasionner des dégâts ». Au titre de la dernière taxonomie administrative, l’arrêté du 30 juin 2015, dix espèces sont concernées au niveau national : la belette, la martre, la fouine, le putois, le renard, le Corbeau freux, la Corneille noire, la Pie bavarde, le Geai des chênes et l’Étourneau sansonnet. Le recours à un tel qualificatif imprime cependant une conception négative des espèces visées. Il témoigne de la part importante des fondements affectifs dans la construction des dispositifs juridiques applicables au monde sauvage, prenant la suite fidèle de l’ancien droit qui faisait quant à lui référence aux animaux « malfaisants », « féroces » (venant du latin fera, la bête sauvage), « voraces » et « carnassiers ».

Une attention à la nature des relations unissant les êtres vivants plus soutenue que par le passé et les avancées de la recherche sur la cognition animale ont fait évoluer la perception de l'animal et sa place dans nos sociétés. Elles ont poussé le législateur à adapter les dispositifs juridiques. Dés l’article 9 de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, il avait reconnu la qualité d’être sensible à l’animal. Quatre décennies plus tard, dans une loi du 16 février 2015, il reconnaît la sensibilité des animaux en admettant, à l'article 515-14 du Code civil, que « les animaux sont des êtres vivant doués de sensibilité ». Cette notion porte cependant le défaut de ne concerner que les animaux domestiques et non les animaux sauvages.

Par ailleurs, elle ne remet pas en cause l'application du régime des biens, ces deux éléments étant de nature à relativiser la portée de l'évolution. Les avancées scientifiques restent ici éminemment précieuses, notamment en éthologie, et nous permettent de mieux caractériser les particularités du vivant voire des individus. En outre, la science permet aujourd'hui de s'appuyer sur les notions de connectivité, de solidarité ou encore de fonctionnalité écologique. Dès lors, il s’avère qu’aucune espèce n’est nuisible en soi, la catégorie« d’espèces nuisibles » n’est qu’une construction sociale. Aussi, le législateur a voté la suppression de cette référence qui a donc disparu de la partie législative du Code de l’environnement. Le pouvoir exécutif a imité la démarche à l’occasion de la rédaction du projet de décret relatif à l’application des dispositions cynégétiques de la loi du 8 août 2016, non encore publié à ce jour1. La suppression de la référence aux espèces « nuisibles » concernera donc d’ici quelques mois l’ensemble du Code de l’environnement2. Les actes administratifs pris sur le fondement de ces dispositions devront désormais faire référence aux « espèces d’animaux non domestiques » et aux « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts ».

Ce lexique de substitution désigne la même réalité mais a l’avantage d’être nettement moins suggestif, exprimant dès lors une évolution des conceptions retenues et des valeurs qui les fondent. Par ailleurs, sur un plan strictement juridique, la référence aux « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts » fait courir le risque d’un élargissement du champ d’application de la législation précédente. C’est au juge administratif qu’il conviendra de trancher, la qualification étant encadrée par les dispositions de l’article R427-6 du Code de l’environnement qui conditionne le classement d’une espèce à l’existence d’une menace pour la santé et la sécurité publiques, pour la protection de la flore et de la faune, ainsi que pour prévenir les dommages importants qui pourraient affecter les activités agricoles, forestières, aquacoles ou toute autre forme de propriété.

LE MAINTIEN D’UNE BRUTALITÉ LEXICALE ET INSTRUMENTALE

L’entreprise de neutralisation du lexique juridique n’en est qu’à ses débuts. Tout un arsenal législatif et réglementaire est établi et maintenu pour organiser la « destruction » des espèces citées. Si les termes juridiques sont déterminants et il faut en convenir, brutaux, les mécanismes le sont tout autant. C’est à ce stade que peuvent intervenir les gestionnaires d’espaces naturels et associations de protection de la nature dans le cadre de leur mission d’éducation à l’environnement. La société dispose aujourd’hui d’une quantité importante d’informations qui justifie la nécessité de se poser la question de la légitimité de l’organisation de la destruction d’espèces qui, parce qu’elles évoluent sur des milieux aux enjeux économiques importants, peuvent être légalement tuées soit par des particuliers, soit dans le cadre de battues. On ne compte d’ailleurs plus les colloques, articles de presse, émissions et autres supports d’information qui portent sur le sujet des destructions d'espèces.

À travers ce cheminement lexical, nous avons amplement abordé la qualification et plus rapidement le régime juridique qui encadre le destin de quelques espèces de la petite faune sauvage. Sans tirer de conclusions générales, ce parcours nous permet d’observer que les mots du droit traduisent, en réalité, bien d’autres maux.

(1) Consultable sur le site du ministère de la Transition écologique et solidaire, à la rubrique « consultations publiques »
(2) Articles L 427-1 à L 427-11 et articles R 427-1 à R 427-29