Le temps de l’évolution
Espaces naturels n°61 - janvier 2018
Jean-Marc Thirion, directeur et écologue à l'association Obios, thirion.jean-marc@sfr.fr
À l’heure où, face à une situation problématique, les décisions doivent être prises de plus en plus rapidement, la réponse « action-réaction » accentue les difficultés de discernement. L’écologie permet de prendre du recul en replaçant les approches à des échelles de temps et d’espace. La complexité du vivant mérite bien plus qu’une lecture binaire dans laquelle il y aurait de bonnes et de mauvaises espèces.
À travers la lecture d’articles de presse et scientifiques, d’ouvrages et de rapports, il est frappant de relever la notion d’espèces « mal aimées » dans une structure de pensée simplifiée entre le bien et le mal. Cette pensée fait souvent référence à une longue histoire culturelle propre à nos sociétés occidentales. Ainsi, la mention d’espèces « utiles » suggère que d’autres espèces sont inutiles et, de la même manière, des couples de qualificatifs se mettent en résonance : nuisible-auxiliaire, envahissante-non envahissante, remarquable-banale, introduite-autochtone… Cette logique de pensée entraîne forcément une dérive qui éloigne le raisonnement du fondement même de la science de l’écologie, qui puise sa richesse dans le principe de l’évolution. Nuisibles, espèces introduites et prédateurs illustrent bien cette dérive.
DES NUISIBLES SI INDISPENSABLES
En France, une liste des espèces nuisibles est établie, mais la loi définit très mal ce qu’elle entend par espèce « nuisible », ce qui laisse place à de nombreuses dérives et paradoxes. Le Geai des chênes, Garrulus glandarius, figure parmi les espèces dites nuisibles, certainement parce qu’il consomme, entre autres, des poussins de passereaux qui sont en grande partie des espèces chassables. Pourtant, cet oiseau contribue à la trame verte, l’avons-nous oublié ? Une étude espagnole a ainsi montré que les glands pouvaient être transportés par les geais jusqu’à 500 m lors de la réalisation de leur cache. Durant la dernière glaciation, les chênes s’étaient maintenus dans des refuges glaciaires. Leur remontée à travers toute l’Europe durant les périodes plus chaudes est due, entre autres, à la dispersion des glands par l’action du geai. Que seraient donc devenues nos forêts sans ces acteurs de l’ombre ?
Le Lapin de garenne Oryctolagus cuniculus est encore considéré comme espèce nuisible dans certains départements. Pourtant il a des rôles multiples et majeurs dans les écosystèmes, en maintenant les habitats à l’état de prairie ou de pelouse, en favorisant des milieux pionniers, en offrant des gîtes, et en tant que proie. Le déclin de cette espèce tout autour du bassin méditerranéen a participé au déclin d’autres espèces comme le Lynx pardelle Lynx pardinus, l’Aigle de Bonelli Aquila fasciata ou le Lézard ocellé Timon lepidus, etc. C’est notamment pour ces raisons que le Lapin de garenne est considéré comme une espèce clé de voûte.
DES INTRODUCTIONS D’ESPÈCES À L’ÉPREUVE DU TEMPS
Dans certaines situations, l’introduction d’espèces peut avoir des conséquences sur la structure des écosystèmes. Cependant, la complexité des relations inter-spécifiques amenuise souvent, dans le temps, l’effet des espèces introduites. Ainsi, au néolithique, les hommes, après avoir quitté le Proche-Orient, ont amené avec eux leur stock de semences de céréales qui comportaient d’autres graines d’espèces végétales compagnes. Dans toute l’Europe, l’homme a favorisé, en cultivant ces semences d’une manière extensive, l’introduction de nombreuses espèces végétales des champs ou messicoles qui sont aujourd’hui pour certaines considérées comme des espèces menacées et parfois protégées. L’histoire de la présence de la genette Genetta genetta dans le sud-ouest de l’Europe a fait l’objet, ces dernières années, d’analyses phylogéographiques qui ont confirmé que cette espèce y a été introduite, probablement suite aux invasions des Sarrasins.
Depuis, l’espèce a colonisé une grande partie du sud-ouest de l’Europe et semble avoir gagné naturellement, à partir de la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Suisse et le nord-ouest de l’Italie. Aujourd’hui, cette espèce est assimilée au patrimoine naturel en étant protégée en France.
UNE INTOLÉRANCE AUX PRÉDATEURS
En France, le loup Canis lupus cristallise les passions. Ce prédateur, après avoir peuplé l’ensemble du territoire français, a décliné du fait d’une chasse effrénée dès le XVIIIe siècle, pour disparaître de notre pays à la fin des années 1930. Or le régime alimentaire du loup contient une part non négligeable de cervidés et de sangliers. Dans notre pays, sa disparition a permis, avec d’autres facteurs, en moins de 40 ans, un accroissement démographique fort des populations de cervidés et de sangliers. Accroissement qui s’est accompagné d’une augmentation, d’une part, des dégâts pour l’agriculture et la sylviculture et, d’autre part, de la dispersion à grande échelle de tiques, réservoir de la maladie de Lyme.
L’accroissement démographique de ses proies potentielles et son statut de protection ont permis au loup d’avoir des conditions favorables pour son retour naturel dans le Parc national du Mercantour au début des années 1990. Le loup en tant que prédateur est un ingénieur des écosystèmes qui aura un rôle régulateur de plus en plus important sur l’évolution démographique des cervidés et sangliers, comme cela a déjà été constaté dans d’autres pays européens.
Les exemples développés dans ce texte devraient nous amener à ne pas généraliser ni donner de conclusions hâtives sur les espèces. Ils devraient surtout nous inciter à plus d’humilité pour éviter toute dérive qui, au final, dessert la protection de la nature.