Le chercheur et le loup

 

Espaces naturels n°6 - avril 2004

Gestion patrimoniale

Farid Benhammou
Doctorant en sciences de l’environnement au sein de l’équipe RGTE (Recherche en gestion sur les territoires et l’environnement) de l’Engref
Alexandre Emerit
Doctorant en sciences de l’environnement au sein de l’équipe RGTE (Recherche en gestion sur les territoires et l’environnement) de l’Engref
 

Experts et chercheurs ne peuvent plus adopter une vision neutre de leur travail, qu’elle soit consciente ou non. Leur production est dépendante des normes et valeurs véhiculées par leurs appartenances socioprofessionnelles et la posture1 qu’ils adoptent pour intervenir dans le débat.

La recherche est souvent présentée comme objective et neutre, or la sociologie de la recherche a clairement montré la vacuité de cette vision. Dans un débat sur le loup, il nous a paru pertinent de s’interroger sur la place et le rôle que tiennent experts et chercheurs. Une brève mise en perspective historique brossée à grands traits semble démontrer qu'aucun ne peut prétendre à l'objectivité et à la neutralité. Au contraire, l'expert ou le chercheur est lié à un contexte historique, à une question technique, scientifique ou politique profondément ancrée dans les débats de société et à une institution ou un groupe d'acteurs dont il partage en tout ou partie les normes et les valeurs. Ainsi, chacun doit être en mesure de savoir et d'expliciter d'où, à qui et pourquoi il parle. Alors, et seulement alors, les différents points de vue pourront rentrer efficacement en dialogue et faire avancer les idées dans le champ social et scientifique.
L’expert déterminé par
sa position dans le débat
Les premières connaissances des loups sauvages en France ont été le fait des biologistes et techniciens de terrain responsables du suivi de l’espèce à son retour. Rattachés au Parc national du Mercantour, appuyés par le Muséum d’histoire naturelle, puis intégrés par les programmes Life au sein de l’ONCFS, leur manière d’appréhender le sujet a d’abord été d’acquérir les connaissances fondamentales sur la biologie de l’espèce. Elle vise désormais à réaliser un suivi pérenne du développement de l’espèce, à apporter des connaissances sur l’impact de la prédation et à mettre en place les mesures de protection. Malgré cette approche technique, ils ont vite été assimilés aux protecteurs par les opposants au loup.
Le loup a également suscité d’importants rapports d’expertise ministérielle ou parlementaire de qualité inégale. Ces travaux émanant d’experts plus ou moins indépendants ou du personnel attaché aux parlementaires ont des orientations qui vont du pragmatisme (rapports Dobremez 1997 et Bracque, 1999) à une franche hostilité à la conservation du loup (Lambert 1997 et Honde-Chevalier 1999). Le cas du rapport de la commission d’enquête parlementaire (2003) présidé par le député des Alpes-Maritimes Christian Estrosi est plus singulier. Les parlementaires sont partis de postulats partisans simplistes étayés par les propos de la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes, opposante radicale au loup : « Les loups ont été réintroduits, loup et pastoralisme sont incompatibles…». Mais en raison de la quantité et de la qualité des personnes auditionnées, de la pression d’une minorité de parlementaire et du travail de synthèse des administrateurs de l’Assemblée nationale, les vrais auteurs de ce rapport, le propos final s’est avéré plus pragmatique. L’objectif de l’ensemble de ces rapports est clairement politique. Il s’agit d’une part de contenter les représentants agricoles, les élus de montagne, les environnementalistes et de faire des préconisations de gestion en trouvant des compromis politiques.
Le chercheur et son « objet »
Outre ces productions de connaissances institutionnelles, de plus en plus de chercheurs se sont intéressés à la question du loup. Certains pastoralistes qui travaillaient sur le champ de l’élevage ont abordé le problème sous l’angle technique, leurs travaux se concentrent notamment sur l’impact de la prédation et les solutions techniques
à y apporter. Leur compétence a d’ailleurs été sollicitée par le ministère de l’Environnement.
Il est intéressant de noter comment ces travaux ont parfois été utilisés en renfort aux discours syndicaux de la profession agricole. Des sociologues ruralistes ont alors produit des propos pamphlétaires fondés sur une vision caricaturale du monde rural montagnard. Cette position est contrebalancée par le travail de certains ethnosociologues qui ont conduit des travaux d’une plus grande rigueur. Ils se sont saisis de la question du loup pour réinterroger les représentations sociales liées au sauvage et au domestique, mais aussi pour étudier les bouleversements que ce retour a impliqués au sein de notre société. Néanmoins, certains travaux moins approfondis donnent lieu à des travers contribuant à promouvoir des assertions simplistes. Ils réduisent les enjeux sociaux du loup à une confrontation entre des ruraux, radicalement opposés à sa protection et désireux d’une nature humanisée, et des citadins extérieurs admirant le loup et aspirant à une nature sauvage sans Homme. De telles affirmations sont révélatrices de la posture de celui qui les professe puisqu’elles visent à décrédibiliser la protection de la nature en la caricaturant dans ses extrêmes.
Depuis peu, de jeunes chercheurs s’intéressent à la question du loup en insistant sur les enjeux sociopolitiques et territoriaux. Certains, influencés par une vision neutraliste de la recherche, ont alors du mal à se placer dans le débat social et scientifique. Pour notre part, nous jugeons qu’il est important de replacer cette question dans ses aspects écologiques, sociaux et politiques en nous attachant à l’étude du jeu des acteurs concernés. Notre prise de recul vise à souligner ce que révèlent ces mobilisations autour de ce prédateur en termes de malaise socio-économique, d’enjeux d’aménagement du territoire, de stratégie de pouvoir et d’opposition à la conservation de la nature… Notre objectif est de replacer le loup dans ces enjeux plus vastes et selon une posture qui prend en compte le point de vue socioenvironnemental.
Ainsi, nous recherchons une mise en débat des idées dans un cadre social et scientifique avec des experts et chercheurs représentants d’autres points de vue. Nous pensons que c’est par cette explicitation que le débat jouera son rôle dans l’amélioration de la gestion du dossier des grands prédateurs.

>>> F. Benhammou, 2003. « Les grands prédateurs contre l'environnement ? Faux enjeux pastoraux et débat sur l'aménagement des territoires de montagne », Courrier de l'Environnement de l'Inra, février 2003.