Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Espaces naturels n°13 - janvier 2006
Alexandre Emerit
Doctorant en sciences de gestion à l’Engref École nationale du génie rural des eaux et forêts
Les politiques de défense des espaces naturels sont-elles vraiment gagnantes quand s’instaure un processus de concertation ? Oui, si…
Thème de réflexion, « la concertation » traverse les courants de gestion de l’environnement depuis la fin des années 1970. Cette préoccupation s’inscrit d’ailleurs dans un mouvement plus large de critique et de réforme de l’action publique qui reste d’actualité. Il s’agit, en substance, de passer d’une action administrative sectorielle dont la rationalité est limitée, à une action collective fondée sur le partenariat et la recherche de l’accord. En France, comme au niveau international, ce modèle est devenu largement dominant depuis les années 1990. Petit à petit, il s’est imposé comme la norme au sein des politiques de conservation de la nature, notamment pour les gestionnaires d’espaces naturels 1. Sans revenir sur les avantages de la concertation dans les processus de décision collective (largement détaillés par ailleurs), il est intéressant de réfléchir aux limites inhérentes à ce type d’approche ; notamment du point de vue (bien évidemment partiel) du gestionnaire d’espace protégé et des bénéfices pour l’environnement. Il est, en effet, nécessaire que les gestionnaires s’intéressent aux conséquences, pour l’environnement, des nouveaux modes d’action concertée.
Un choix crucial
Pour les gestionnaires, le choix stratégique est crucial : comment trouver l’équilibre entre le maintien du dialogue avec les acteurs et les exigences en faveur de l’environnement ?
Les courants de gestion de l’environnement qui prônent la concertation et la négociation comme modalité principale d’action font l’hypothèse, plus ou moins explicite, que les choix à construire sont principalement du type gagnant-gagnant. Ainsi, le dialogue et les choix collectifs concertés permettraient, par une dynamique vertueuse, de dépasser les antagonismes quotidiens et d’atteindre une situation désirée par tous. Malheureusement, les oppositions ne sont pas toujours le fait de malentendus non dévoilés, de manque d’informations ou de registres différents de justification. Ces divisions révèlent plutôt des stratégies opposées et difficilement conciliables.
Il est donc indispensable qu’existe une pression sectorielle favorable aux intérêts de l’environnement ; cette condition permettrait une intégration réelle des enjeux environnementaux dans les choix collectifs et individuels.
Des limites à la concertation
Les gestionnaires d’espaces naturels font apparaître les limites de la concertation. Ainsi, du point de vue organisationnel, la concertation pose des problèmes non négligeables : coût en termes financiers et en temps de travail, concurrence avec d’autres missions également nécessaires à la conservation, tensions, voire conflits, entre ceux qui y croient et les plus réticents.
Par ailleurs, d’un point de vue opérationnel, la concertation comme mode d’interaction demande de faire des choix qui s’avèrent souvent cruciaux : qui faire participer, sur quelle base de représentativité, quelles règles de décision collective adopter… ? La question est d’importance. Du reste, les exemples ne manquent pas où (notamment sur des sujets sensibles) les acteurs aux positions les plus tranchées ont été exclus du processus de dialogue 2 : soit qu’ils n’aient pas eu envie d’y être associés, soit qu’on les a évités. Ce dernier choix peut s’expliquer par la crainte de voir le processus de discussion tourner au pugilat. Mais est-il si raisonnable dans la mesure où ces acteurs sont généralement ceux qui ont un impact déterminant sur le problème à traiter ? Quelle est alors la légitimité d’une action concertée qui ne prend pas en compte un acteur ayant une incidence forte sur le problème qu’on veut gérer ? À l’inverse, quel est le prix à payer pour impliquer cet opposant ? Cette implication ne risque-t-elle pas de se faire au détriment du traitement des points sensibles du dossier, faisant sombrer le gestionnaire dans un processus de « pseudo-concertation » ?
Enfin, d’un point de vue stratégique, la concertation suscite trois réflexions : premièrement, parce qu’en favorisant la représentation formelle des acteurs, l’institutionnalisation de la concertation peut aboutir à des positions stéréotypées et par là même diminuer les marges de manœuvre du gestionnaire.
Deuxièmement, parce que la recherche d’accords locaux peut demander beaucoup d’énergie. Or on sait que les conditions globales (macro-économiques, stratégies de filières, changements dans les modes d’attribution des aides publiques, etc.) ne permettent pas toujours leur pérennité.
Et puis, troisièmement, parce que cette même concertation entraîne une marginalisation de l’approche naturaliste et de protection de l’environnement. Ainsi, par exemple, si l’on observe les relations entre gestionnaires et acteurs sur plusieurs territoires, on s’aperçoit qu’elles évoluent vers une marginalisation des naturalistes et des associations de protection de la nature. Les raisons de cet état de fait ? D’une part, les savoirs scientifiques ne sont plus au goût du jour, ils se trouvent désormais en concurrence avec les savoirs « locaux ». Et, d’autre part, dans le paradigme actuel de gestion de la biodiversité, tout questionnement issu des rangs écologistes sur l’impact des activités humaines est désormais suspecté de vouloir exclure l’Homme de la nature et de préférer « les petites fleurs aux hommes ». Ce soupçon, qui aboutit progressivement à la disqualification du point de vue naturaliste, pose des questions d’ordre stratégique. En effet, l’affaiblissement des acteurs environnementaux risque de réduire les marges de manœuvre du gestionnaire : il n’aurait plus la possibilité de s’appuyer sur ces « partenaires traditionnels » pour défendre l’intérêt environnemental.
Ce positionnement nouveau implique aussi des tensions entre le gestionnaire et les naturalistes, pourtant incontournables pour réaliser certaines missions (inventaires, expertises).
Pour une évaluation environnementale de l’action
Voici pourquoi les politiques de concertation et de gestion locales doivent désormais être accompagnées de deux nouvelles priorités pour les gestionnaires d’espaces naturels. Ainsi, et c’est là la première priorité, les gestionnaires ne peuvent considérer qu’ayant abouti à établir un consensus, ils sont parvenus au résultat escompté. Ils doivent évaluer sérieusement la teneur environnementale des accords issus des processus de gestion concertée. Deuxièmement, ils doivent également évaluer et contrôler la mise en œuvre de la part environnementale de ces accords. Ces deux priorités paraissent essentielles. Elles éviteront que la concertation n’ait d’autres fins que l’apaisement des conflits et qu’elle n’aboutisse à un consensus « mou » en défaveur de nos espaces.
1. Voir les réflexions menées par les réseaux de gestionnaires d’espaces naturels : atelier « Regards croisés sur la concertation et la perception de l’usage » du 13e congrès des Conservatoires d’espaces naturels, atelier « pour une gestion concertée des espaces naturels » lors des Journées nationales de réflexion des Parcs naturels régionaux (2003), colloque sur la gestion concertée dans les espaces naturels protégés de montagne (à l’initiative du Centre d’études et de recherches sur les montagnes sèches et méditerranéennes).
2. Plusieurs cas issus de notre expérience nous viennent à l’esprit : que ce soient les forestiers lors de la négociation concertée d’un schéma directeur forestier au Cameroun, des éleveurs ou représentants syndicaux dans les discussions sur les mesures de protection des troupeaux contre le loup, les gestionnaires de station de ski dans le cas de la protection des populations de galliformes dans les zones périphériques des Parcs nationaux.