>>> Enquête sociologique en Vanoise

Des visions différentes également légitimes

 

Espaces naturels n°13 - janvier 2006

Le Dossier

Pierre Le Queau
Sociologue - Université de Grenoble

 

D’après les enseignements de la « sociologie de la traduction 1 », une innovation ne devient une « découverte » que si ses promoteurs peuvent enrôler un vaste réseau social pour la faire valoir. En ce sens, il n’y a pas de faits scientifiques (en l’occurrence écologiques) qui ne soient aussi des faits sociaux.

Depuis la création du Parc national de la Vanoise, la forêt de pins Cembro de l’Orgère fait l’objet d’un conflit. Il oppose la commune de Villarodin-Bourget et certaines associations de protection de la nature. Tandis que les habitants souhaitent valoriser économiquement cette cembraie, les associations voudraient que son statut se rapproche de celui d’une Réserve intégrale. Le Parc a obtenu un moratoire des différentes parties : aucune décision ne sera prise tant que ne sera pas rendu un rapport de recherche définissant la « valeur » de cette forêt.
Ce programme comportait plusieurs volets intéressant les sciences de la nature et les sciences humaines. Ces dernières devaient décrire les conditions de la « compréhension sociale » de cette forêt du point de vue de tous ceux qui ont à la connaître : randonneurs, habitants, professionnels… Complexe, cette notion joue un rôle fondateur dans l’existence d’un collectif. Montrer comment un groupe parvient à se mettre d’accord sur la définition d’un objet (ici, la forêt de l’Orgère) révèle moins de choses sur la nature « en soi » de la forêt que sur les principes qui constituent ce groupe : comment il s’appréhende compte tenu de son évolution démographique, socio-économique ou culturelle. Et cela est également vrai des notions en usage dans une communauté scientifique.
Un espace, trois expériences
L’enquête a mis au jour trois types de relations significatives à la forêt :
- la forêt comme « pays ». Les habitants des communes n’entretiennent guère de distance avec la forêt : au point que parler de la forêt revient à raconter leur passé. Cette expérience de l’espace est celle de la subjectivation la plus poussée, de l’appropriation la plus achevée ;
- la forêt comme « écosystème ». À l’opposé du « pays », que l’on parcourt presque sans le voir, la relation à la forêt décrite par la notion d’« écosystème » renvoie à une expérience objectivante. Elle suppose une mise à distance. Lorsqu’un scientifique parcourt la forêt, il l’observe comme un être « en soi », en s’efforçant même d’effacer toute trace de présence humaine ;
- la forêt comme « paysage ». Entre les deux pôles précédents, il y a l’expérience typique du randonneur qui n’est guère familier de ce genre d’environnement. Pour combler cet écart, il développe une approche sensible, pour ne pas dire esthétique (elle doit beaucoup aux schèmes de sa culture artistique : peinture, poésie, littérature, cinéma…).
Toutes légitimes, ces expériences s’inscrivent chacune dans une plus vaste vision du monde.
Au-delà de l’accord obtenu, après de nombreux aller et retour, c’est un travail plus profond qui s’est effectué vers une meilleure compréhension du point de vue de l’autre : une étape préalable à la définition d’un « bien commun ». En effet, la réalisation de l’enquête sociologique a fourni à chacun les termes d’une traduction de son point de vue dans le langage et le système de compréhension de l’autre. C’est ensuite par l’instauration d’un dispositif tiers 2 (l’instance de pilotage comportant de nouveaux membres) que la transformation vers la notion de bien commun a pu s’effectuer.
Cette notion de bien commun repose sur deux découvertes : celle faite par l’ensemble des protagonistes qui admettent que la dimension patrimoniale de la nature n’exclue pas nécessairement la mémoire collective qui s’y attache ; celle ensuite des habitants de la commune, qui discernent que la « valorisation » de la forêt (et de leur propre passé) peut prendre une autre voie que la coupe.
Conçue comme lieu d’initiation et d’animation scientifique et culturel, une « maison de la forêt » aménagée dans le village répond bien mieux aux contraintes et aux attentes de ceux qui, désormais, sont devenus des partenaires.

1. Michel Callon et Bruno Latour - Les scientifiques et leurs alliés, Paris, Pandore, 1986.
2. L’enquête a aussi eu cette efficacité grâce aux changements intervenus dans les équipes municipale et de direction du Parc.