Terres australes françaises

Le distance sampling pour suivre les populations de Canard d’Eaton

 

Espaces naturels n°65 - janvier 2019

Méthodes - Techniques

Afin de suivre le Canard d’Eaton, oiseau endémique des Terres australes françaises, la méthode de distance sampling (échantillonnage par distance de détection) a été privilégiée. Une méthode d’autant plus fiable que les résultats obtenus ne sont pas influencés par la variation des conditions d’observation.

Les îles Kerguelen abritent une population de plusieurs milliers de couples de Canards d’Eaton, mais leur présence était jusqu'à présent peu documentée. © Antoine Dervaux

Les îles Kerguelen abritent une population de plusieurs milliers de couples de Canards d’Eaton, mais leur présence était jusqu'à présent peu documentée. © Antoine Dervaux

La Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises, une des plus grandes aires marines protégées au monde, s’est fixé pour objectif d’améliorer les connaissances sur son patrimoine naturel, nécessaires à la définition de ses actions de gestion. Espèce endémique des Terres australes françaises, le Canard d'Eaton est représenté par deux sous-espèces présentes uniquement et respectivement sur les îles Crozet (Anas eatoni drygalskii) et Kerguelen (Anas eatoni eatoni). C’est une espèce terrestre liée aux eaux douces et intégralement protégée comme toutes les espèces d’oiseaux des Terres australes françaises. Contrairement aux oiseaux marins des territoires subantarctiques dont les plus emblématiques sont les manchots et les albatros, cette espèce reste globalement méconnue et n’a fait l’objet que de très peu d’études, qui datent des années 1970-1980.

Les îles Kerguelen abritent une population de plusieurs milliers de couples de Canards d’Eaton se reproduisant sur l’archipel, du bord de mer jusqu’aux plateaux intérieurs. Cependant les estimations historiques de l’abondance de Canards d’Eaton à Kerguelen (5 000 à 10 000 couples) sont peu précises et ne reposent pas sur des méthodes de dénombrement standardisées.

Il est donc actuellement difficile de bien définir l'état de conservation de cette espèce et de connaître la tendance de ses populations : des informations nécessaires pour lui attribuer un statut de conservation. Pour répondre à ces besoins, depuis 2011, un protocole d’échantillonnage standardisé est mis en oeuvre dans le but de mieux connaître les effectifs et la tendance de la population du Canard d'Eaton dans la réserve. Ce travail s’inscrit dans les actions du plan de gestion de la Réserve naturelle des Terres australes françaises. Il est mené par les agents de la réserve naturelle, avec le partenariat scientifique du Centre d’études biologiques de Chizé (UMR 7372 – CNRS et université de La Rochelle).  

UNE MÉTHODE RAPIDE ET FIABLE QUI NE DÉPEND PAS DES CONDITIONS D'OBSERVATION

 Des prospections ont été menées de 2011 à 2017, au cours de l’hiver austral (juillet) et de l’été austral (décembre à mars), en évitant les journées avec des conditions météorologiques fortement défavorables (fortes précipitations, vent fort) qui augmentent sensiblement le risque de non détection. En période estivale, les prospections ont été réalisées sur différents sites de la Grande Terre et sur plusieurs îles. En hiver, la zone d’étude est une bande côtière de 500 m de large à l’est de la péninsule Courbet. Cette largeur a été fixée après avoir déterminé, lors d’études pilotes, que près de 85 % des observations de Canards d’Eaton étaient éloignées de moins de 500 m de la côte. Les connaissances antérieures sur l’espèce indiquent qu’une grande partie de la population de cette espèce à Kerguelen semble hiverner dans cette zone.

La méthode employée est celle de l’échantillonnage par distance de détection (appelée « distance sampling »). Elle permet d’estimer une densité à partir de mesures de distances entre l’observateur et les canards ou groupes de canards observés de part et d’autre d’un transect préalablement défini (cf. figure). La méthode repose sur l’hypothèse que la probabilité qu’un observateur observe (ou détecte) un canard (la probabilité de détection) diminue lorsque la distance entre l’observateur et le canard augmente. Cette probabilité de détection est estimée à partir des données de terrain, permettant ensuite de corriger les effectifs de canards comptés à partir des transects pour obtenir les effectifs réels présents. Cette méthode présente l’avantage de fournir une estimation de densité qui n’est pas influencée par les variations des conditions d’observation, comme le biais observateur ou les facteurs météorologiques, si ces variations ne sont pas extrêmes. Ceci est particulièrement important dans cette étude où l’observateur change chaque année et les conditions météorologiques varient rapidement.

Pour obtenir des estimations fiables, la mise en oeuvre d’un protocole de distance sampling nécessite de respecter trois règles : 1. les individus positionnés sur le transect sont détectés avec une probabilité de 100 % ; 2. les individus sont détectés à leur position initiale avant tout mouvement de réponse dû à la présence de l’observateur; 3. les distances sont mesurées précisément. L'absence d'arbre, la végétation rase et le terrain peu accidenté assurent le respect des deux premières règles (aucun individu situé sur le transect n'est manqué par l'observateur et les canards sont détectés avant tout mouvement de fuite). Les distances et les angles étant mesurés avec précision au télémètre, la troisième règle est également respectée. L’analyse statistique des données a été réalisée avec les logiciels R et Distance 7. Les données de distance perpendiculaire (notées d) ont été regroupées en classes de distance (entre 4 et 7 classes) avant de tester l’ajustement aux données à différentes formes de fonctions de détection proposées sous le logiciel Distance 7. Au préalable, les distances perpendiculaires les plus extrêmes ont été retirées (10 % des données). Cette précaution assure un meilleur ajustement des fonctions de détection aux données. Différents critères statistiques sont utilisés pour choisir la fonction de détection la plus adéquate et présentant le meilleur ajustement aux données (plus faible coefficient de variation de la probabilité de détection, critère d’Akaike ou AIC le plus faible, valeur du test d'adéquation la plus forte). La densité de groupes de canards issue du modèle retenu est ensuite multipliée par la taille moyenne des groupes pour obtenir la densité réelle d’individus.

DES INFORMATIONS NOUVELLES SUR L’ÉCOLOGIE DE L’ESPÈCE

Entre 2011 et 2017, environ 2 560 km ont été parcourus, représentant environ 360 jours-agent, pour 1 779 données relevées sur le terrain. Le protocole employé permet de couvrir en peu de temps une vaste superficie. Par exemple, 11 jours sont nécessaires pour parcourir 245 kilomètres permettant d'échantillonner les 800 km² de la partie est de la péninsule Courbet (zone échantillonnée chaque année depuis 2011). Les résultats montrent pour la première fois les changements saisonniers de répartition spatiale de l’espèce.

La densité estivale de Canards d’Eaton sur la Grande Terre est de 6,7 canards/ km² (intervalle de confiance à 95 %, IC=3,7-10,8) tandis qu’elle est de 33,8 canards/km² sur les îles (IC=25,9- 44,0), qui sont donc très importantes pour la reproduction. C’est sur les îles que sont en effet notés le plus fréquemment des indices de reproduction. Ces différences de densité en été pourraient s’expliquer par la présence du Chat haret (Felis catus), introduit sur la Grande Terre et responsable d’importantes mortalités d’oiseaux à Kerguelen avec des cas rapportés de prédation sur le Canard d’Eaton. Les ressources alimentaires (végétaux, insectes) plus abondantes en été sur les îles où est absent le Lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus) pourraient également expliquer la répartition des canards. En hiver, les effectifs augmentent très fortement dans l’est de la péninsule Courbet. Sur la seule bande côtière, la densité passe de 25,3 canards/km² (IC = 10,1-63,4) en été à 125,4 canards/ km² (IC = 77,0-207,7) en hiver. Les canards se rassemblent en groupes de taille importante, jusqu’à plusieurs centaines d’oiseaux. Nos observations montrent que la taille des groupes de canards est en moyenne de 2,4 canards en été (écart-type = 3,7) et de 18,1 canards en hiver (écart-type = 55,7). Ce comportement grégaire rend probablement les canards moins vulnérables à la prédation par le chat.

 UN OUTIL POUR LE SUIVI SUR LE LONG TERME

Le suivi continu depuis 2011 ne montre pas de variations interannuelles importantes. Une nouvelle estimation globale, plus fiable, de la population de Kerguelen sera possible après quelques années supplémentaires de suivi. La poursuite de ce suivi sur le long terme permettra aussi d’alerter le gestionnaire sur l’état de la population et, si des mesures de gestion sont prises (par exemple la limitation ou l’éradication d’espèces animales introduites), d’en évaluer l’efficacité.

Contrairement à un simple dénombrement, la méthode de distance sampling fournit une estimation (et son incertitude associée) qui tient compte de l’effort d’observation et de la détection tout en permettant de couvrir de grandes surfaces. Elle permet ainsi des comparaisons d’effectifs malgré des fluctuations dans les conditions de terrain. Ainsi, la collecte d’une série de données par la méthode de distance sampling montre son intérêt comme outil standardisé de suivi à long terme d’une population d’oiseaux tout en étant accessible au gestionnaire dans sa mise en oeuvre comme dans son analyse.