Espaces protégés

Maîtriser l’impact de l’apiculture sur les insectes butineurs sauvages

 

Espaces naturels n°65 - janvier 2019

Aménagement - Gouvernance

Les Abeilles mellifères viennent-elles en compétition des autres espèces d’insectes butineurs, à l’heure où les ressources de ces insectes se raréfient ? Qu’en est-il dans les espaces naturels protégés, et quels arbitrages opérer ? Une étude réalisée par l’Inra à la demande du Conservatoire du littoral apporte des recommandations concrètes.

Mesure de la quantité de nectar stockée dans le jabot d'une Abeille sauvage à l'aide d'un tube capillaire. Cette technique de prélèvement non-invasive permet ensuite de relâcher les insectes dans leur environnement. © Richard Nouaze - Inra

Mesure de la quantité de nectar stockée dans le jabot d'une Abeille sauvage à l'aide d'un tube capillaire. Cette technique de prélèvement non-invasive permet ensuite de relâcher les insectes dans leur environnement. © Richard Nouaze - Inra

L’intensification de l’agriculture a profondément modifié les paysages ruraux au cours des cinq dernières décennies, affectant la durabilité des exploitations apicoles. Confrontée à un manque de territoires d’accueil de qualité, l’apiculture productive a désormais recours à des transhumances saisonnières, parfois massives, vers des espaces naturels protégés. Avec les sollicitations croissantes des apiculteurs, les gestionnaires des espaces naturels protégés expriment aujourd’hui des inquiétudes quant aux interférences écologiques entre les Abeilles mellifères (Apis mellifera) et les nombreuses autres espèces d’insectes butineurs.

UNE ÉTUDE POUR AMÉLIORER LA GOUVERNANCE

Dans cette optique, le Conservatoire du littoral (CdL) a commandé une étude à l’unité Abeilles et Environnement de l’Inra d’Avignon, visant à vérifier l’existence d’une compétition entre Abeilles sauvages et mellifères lors de la miellée de romarin sur le massif de la Côte Bleue (Bouches-du-Rhône) et, le cas échéant, à identifier des critères écologiques ou des règles de décisions pour orienter le recours à l’apiculture dans son réseau de sites naturels. Au travers de ce travail de recherche fondamentale, la volonté de l’Inra et du CdL n’est pas d’opposer Abeilles mellifères et Abeilles sauvages, mais de fournir des données scientifiques tangibles pouvant servir à orienter la gouvernance sur un réseau d’espaces protégés. En effet ce sont près de 650 colonies (dont environ 50 sédentaires et issues d'apiculteurs amateurs) qui sont présentes sur les 3 500 hectares du site. La majorité sont des colonies transhumantes issues de l'apiculture professionnelle. L’étude s’est basée sur des comptages standardisés d’abeilles butineuses et des estimations de leur succès de collecte de nectar et de pollen. Trois principaux résultats sont à souligner :

  1. l’existence d’une compétition pour l’exploitation des ressources florales est confirmée, et s’étend sur des distances variant de 600 à 1 200 m autour des ruchers, selon le paramètre écologique considéré ;
  2.  ces rayons définissent des « zones d’emprise » des ruchers, et constituent des critères de régulation de l’apiculture plus simples à mettre en oeuvre que des préconisations de densité maximale de colonies par hectare (voir illustration page suivante) ;
  3. parallèlement à cette compétition interspécifique, un phénomène de compétition intra-spécifique affectant les Abeilles mellifères elles-mêmes a été détecté.

DES RECOMMANDATIONS CONCRÈTES ET PRÉCISES

Des recommandations ont été proposées et discutées sur la base de ces résultats scientifiques et des conditions spécifiques de l’étude, avec le monde apicole local et national (Réseau national des associations de développement de l’apiculture, Ada et Association pour le développement de l’apiculture provençale, Adapi).

Puis celles-ci ont été synthétisées dans une note de principes d’action, soumise à l’approbation du conseil d’administration du Conservatoire du littoral en juin 2018. Cette note, intitulée « Apiculture et pollinisateurs sauvages sur les sites du Conservatoire », recommande aux délégations du Conservatoire et à son réseau de gestionnaires de :

  • maintenir, à long terme, les unités apicoles historiquement présentes sur le réseau des sites de l’établissement par le biais des usages conventionnés ;
  • dédier la moitié de la surface des grands sites (> 500 ha) aux pollinisateurs sauvages en adaptant géographiquement l’usage apicole en leur sein ;
  • dédier les sites importants (> 100 ha) sans exploitation apicole actuelle aux seuls pollinisateurs sauvages. Idem pour les îles sans usage apicole actuel, îlots et réserves naturelles nationales ;
  • diversifier la gestion des milieux naturels pour hétérogénéiser les stades et les compositions végétales (dans le temps et dans l’espace), privilégier le laisser-faire spontané sur l’ensemble des sites ;
  • reconquérir ou restaurer la qualité et le potentiel mellifère de certains habitats sur les sites (garrigues, prairies naturelles) ;
  • adapter et intégrer de nouveaux items dans les cahiers des charges des conventions agricoles établies sur son réseau de sites au profit des haies, talus, murets de pierre sèche, mares, cultures mellifères, de bandes tampons fleuries (végétaux d’origine locale) et de pratiques favorables aux insectes (fauche ou broyage très tardifs) ;
  • ne pas changer l’implantation des ruchers présents sur les sites pour permettre leur identification pérenne par les pollinisateurs sauvages ;
  • favoriser le travail apicole à partir de variétés (écotypes) locales d’Abeilles noires dans les ruchers implantés sur son réseau de sites.

 

RESTAURER LES RESSOURCES FLORALES

 

Les risques d’interférences entre apiculture et conservation de la diversité des insectes butineurs demeurent largement dépendants du contexte des espaces naturels considérés, et en particulier de la présence de ressources nectarifères d’intérêt apicole (romarin, châtaignier, tilleuls, etc.). L’unité Inra « Abeilles et Environnement » poursuit ses recherches sur le rôle de l’agriculture dans la restauration de la disponibilité des ressources florales tout au long de la saison apicole au sein des agro-écosystèmes, ainsi que sur la caractérisation des micro-refuges critiques pour la conservation des Abeilles sauvages dans les zones protégées.

Ces mêmes micro-refuges, associés à des pans entiers de territoires sans occupation apicole, permettront, au sein du réseau d’espaces naturels protégés, de conserver des zones « sources » de belle diversité en Abeilles sauvages et autres butineurs sauvages (papillons, syrphes, coléoptères, etc.).

C’est ce type de zones qui permet d’envisager une reconquête de la biodiversité, dès lors que la qualité des agrosystèmes français aura été nettement améliorée par un changement des pratiques. C’est désormais l’un des rôles que pourraient assurer les différents réseaux d’espaces naturels protégés en mettant en place une gouvernance adaptée de la pression apicole dans leurs plans de gestion.

Aller plus loin

  • Henry M. et Rodet G. (2018). Controlling the impact of the managed honeybee on wild bees in protected areas. Scientific Reports 8, no. 9308. bit.ly/2NGIdyW
  • Henry M. et Rodet G. (2018). Étude des interactions écologiques entre l’Abeille domestique et les Abeilles sauvages dans un espace naturel protégé : le massif de la Côte Bleue, site du Conservatoire du littoral. Rapport d’étude, convention Recherche & Développement CdL-Inra-ADAPI n°2014CV18, 10 pages. bit.ly/2CONzmG et bit.ly/2OrFdYl
  • « Vers une guerre des abeilles ? », B. Vaissières, article paru dans Espaces naturels n°49, janvier 2015. bit.ly/2QGZju2
  • Vereecken NJ et al., 2015. Sur la coexistence entre l’Abeille domestique et les Abeilles sauvages. Rapport de synthèse sur les risques liés à l’introduction de ruches de l’Abeille domestique (Apis mellifera) vis-à-vis des Abeilles sauvages et de la flore. Observatoire des abeilles, www.oabeilles.net.
  • Massively Introduced Managed Species and Their Consequences for Plant-Pollinator Interactions - B. GESLIN & Al - 2017 - Advances in Ecological Research, Volume 57 http://dx.doi.org/10.1016/bs.aecr.2016.10.007