La nature a un sens esthétique

 
Le point de vue de Alain Gras

Espaces naturels n°59 - juillet 2017

Autrement dit

Jacques Dewitte, La manifestation de soi - Éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme, La Découverte, 2010
Kinji Imanishi, postface de N. Lanaspeze Le monde des êtres vivants - Une théorie écologique de l’évolution, Ed. Wildproject/ Fondation Sasakawa, 2011
Kinji Imanishi et Augustin Berque, La liberté dans l’évolution suivi de La mésologie d’Imanishi, Ed.Wildproject, 2015
Adolf Portmann, La forme animale, La Bibliothèque, 2013
Jacob von Uexküll, préface de Ph.Muller Mondes animaux et mondes humains, suivi de Théorie de la signification, Pocket, 2004

Conserver la nature ne répond à une injonction ni morale ni utilitariste, c'est l'expression même de la vie. À rebours du darwinisme et d'idéologies environnementalistes qui lui ont succédé, Alain Gras conçoit l'Homme comme un composant du milieu : comme tous les être vivants, il recherche le beau.

Le point de vue de Alain Gras

La mer n’est pas bleue, ni grise, mais un milieu qui reflète le ciel, dans lequel on baigne de près ou de loin et où l’on rencontre - encore - des poissons. Cette vie qui alimente, au sens strict, la nôtre, est totalement imbriquée au milieu de vie. Tous les êtres vivants partagent cette même vie. C'est cette qualité qui doit être considérée en premier lieu. La vie ? Nous voulons parler de cette recherche commune qui anime tous les êtres vivants : l'harmonie avec son milieu. Cette harmonie, perçue via le sens esthétique, appelons-la beauté, vient avant les motivations utilitaristes. La survie n'est que la conséquence de choix faits grâce aux sens. Les courants de la protection de la nature ont souvent suivi, nous allons le voir, des voies qui reposent sur un cloisonnement entre l'Homme et l'environnement.

Baignant dans l'idéologie du progrès et imprégnés du rationalisme scientifique, ils désignent comme qualités premières les seules susceptibles de connaissance et de mesures objectives (poids, taille, nombre…), et relèguent les qualités esthétiques (saveur, couleur, texture…) au second plan. Ces qualités sont pourtant celles qui devraient être avancées en premier.

MONDE À L'ENTOUR

Au sein de la critique écologique de la planète comme lieu de ressources et donc de prédation potentielle, un courant s’est fait connaître comme posant d’une nouvelle manière la question de la nature : en remplaçant la notion d’environnement par celle de milieu. L’un des principaux théoriciens de ce courant, Arne Naess, philosophe norvégien penseur de la deep ecology (traduisons par « écologie profonde »), qualifie de métaphysique cette nouvelle position pour souligner le fait qu’elle implique une modification radicale de notre manière de percevoir cet « environnement ». En effet, ce terme d'environnement ne fait, selon lui, que prolonger la représentation occidentale forgée par la philosophie du XVIIIe siècle d’une extériorité du sujet humain par rapport au non-humain qui constituerait ainsi un « environnement » inerte.

Dans cette perspective il n’existe que des trajectoires spécifiques, non l’histoire universelle d’une évolution continue. Le capitalisme, la technique, la science et la raison qui se bâtissent en Occident sur les oppositions binaires sujet / objet et nature / culture, conduisent à ce que les autres approches soient exclues du train du progrès et de ce fait déclarées « irrationnelles » et obsolètes.

Autrement dit, seul subsiste un récit dogmatique où l’idée de progrès constitue l’arme absolue pour exclure les autres formes de pensée. Et, sûre d’elle-même, notre civilisation pose comme provenant de la raison la techno-science qui, obsédée par la puissance du feu de l’énergie fossile, fouille dans les entrailles de la terre, pollue le ciel et aggrave chaque jour l’empreinte destructrice de l’Homme sur sa maison.

Avant l’apparition de la critique de la « deep ecology », l'éthologie, étude du comportement animal, avait déjà tenté de théoriser la critique de la position naturaliste grâce à la notion de « milieu ». Il me semble donc très important de reconnaître l’ancienneté d’une théorie du non-humain qui, à partir de la compréhension du comportement de l’animal, veut démontrer que les êtres vivants (hommes, animaux, et même végétaux) ne sont pas en extériorité les uns par rapport aux autres. Jacob von Uexkül, biologiste allemand, fut le premier, dans le monde scientifique du début du XXe siècle, à poser la question et à montrer que tous les animaux construisent leur monde et l’appréhendent en tant que lieu où l’agir a du sens, « l’univers de l’être vivant ou ce que l’on devrait nommer son terrain d’activité » écrit-il. La représentation de ce « monde à l’entour », qu’il nomme Umwelt, n’est pas liée à une utilité immédiate.

L’être vivant ne peut y arriver, avance l’éthologue et biologiste japonais Kinji Imanishi, « qu’en s’associant avec d’autres êtres. Il ne cherche donc pas seulement à survivre mais d’abord à trouver un équilibre qui soit harmonieux dans son milieu, la survie n’étant que la conséquence secondaire de ses choix ».

UNE CRITIQUE DU DARWINISME

Le philosophe belge Jacques Dewitte prolonge cette analyse en parlant de « manifestation de soi », de la vie en général, manifestation en quelque sorte gratuite car liée à aucune fonction utilitariste, ce qui va directement à l’encontre du dogme darwinien de la sélection naturelle guidée par la nécessité de survie. En outre, reconnaître à tout être vivant la faculté de penser son monde à l’entour sous tous ses aspects implique que celui-ci possède un sens esthétique. Adolf Portmann dans son ouvrage de référence sur la forme animale soutient ainsi que le paraître est une des qualités de la vie animale (selbdartsellung), l’expression d’un désir que Dewitte désigne comme celui de manifester son existence dans le milieu dont il fait partie.

Par exemple, le désir sexuel suppose un choix en termes de « valeurs » esthétiques, une sensibilité que la théorie classique de l’évolution veut ignorer. Adolf Portmann insiste sur cette qualité des êtres vivants, cette recherche du beau qui se situe à l’extérieur de la reproduction ou de la survie. Il suffit de mentionner les splendides ornements des papillons qui n’ont aucun lien avec les phéromones qui attirent les femelles ; mais cela vaut aussi pour la plupart des oiseaux, les poissons aux couleurs et formes fantastiques et la liste, si on l’étend aux végétaux, serait presque infinie de ces beautés sans cause.

Imanishi résume l’impasse logique à laquelle conduit la thèse utilitariste et environnementaliste : « si la vie des organismes n’est qu’une quête éventuelle pour se nourrir et se reproduire et qu’ils n’ont rien en dehors, (comment) comprendre la vie des êtres dans leur intégralité ? S’il en était ainsi pourquoi les fleurs sont-elles ravissantes, pourquoi les papillons sont-ils beaux ? ». Il rejoint alors la position de Uexküll mais en allant encore plus loin : « il n’est pas saugrenu d’admettre maintenant que les cellules et les plantes ont leur propre esprit … de son point de vue (celui de l’être vivant), son milieu est un prolongement de lui-même, sur lequel il étend son contrôle. »

D'autres enfin, dont de nombreux écologistes, s'appuient sur la notion de responsabilité, comme Hans Jonas, dans son célèbre « Principe responsabilité ». Cette vision moraliste est encore une façon de considérer la nature comme un objet, donc extérieure aux hommes. Or ce n'est pas la valeur morale de l'environnement qui nous impose de le conserver, mais le fait que nous n'en sommes qu'un élément.

Faut-il chercher une cause à la beauté ? Certains auteurs mettent en question les théories de Darwin. © AdobeStock