Quelle Loire veut-on ?
Espaces naturels n°19 - juillet 2007
Stéphane Grivel
Université Paris 8 et Laboratoire de géographie physique CNRS UMR 8591
À quelle époque se réfère-t-on pour estimer si l’état actuel du fleuve est victime ou pas d’une érosion de biodiversité ? Les milieux remarquables aujourd’hui le seront-ils toujours à moyen et long terme ? Comment prend-on en compte le réajustement historique du fleuve ? Pour répondre à ces questions, il convenait de rapprocher les échelles temporelles d’analyse des scientifiques et gestionnaires, et de se mettre d’accord sur un système de références temporelles.
Le paysage fluvial de la Loire est dominé par les îles. Le plus long fleuve de France souffre de deux maux chroniques : l’incision et la végétalisation de son lit. Pour faire face à ces problèmes environnementaux, les gestionnaires de la réserve naturelle nationale du Val-de-Loire ont fait appel à des géomorphologues environnementalistes du laboratoire de géographie physique de Meudon (LGP-CNRS) qui y ont vu un intérêt immédiat. La Loire moyenne constitue en effet un terrain permettant de comprendre le fonctionnement de l’hydrosystème et la dynamique des îles.
Les gestionnaires voulaient, d’une part, comprendre l’évolution hydro-géomorphologique précise de ce secteur ligérien afin, d’autre part, de cibler des sites d’intervention prioritaires correspondant aux exigences du plan de gestion de la réserve (la restauration du fonctionnement des bras secondaires constitue un de ces volets prioritaires au titre du plan Loire 1994-2006). Pour le gestionnaire qui cherche à rétablir le fonctionnement d’un écosystème, la question récurrente se pose en ces termes : à quelle époque doit-il se référer ? En effet, les milieux remarquables aujourd’hui (pelouses sur sable, prairies mésophiles, boisements alluviaux) le seront-ils toujours à moyen et long terme ? Pour répondre, l’étude prend en compte les échelles de temps différentes, courte pour les gestionnaires, plus longue pour les scientifiques. Elle apporte ainsi des clés de compréhension du fonctionnement des milieux alluviaux afin de générer des actions concrètes sur le terrain.
En pratique, il a tout d’abord fallu connaître l’état antérieur de la Loire. L’analyse de cartes anciennes et d’images aériennes sur un pas de temps de 150 ans laisse apparaître une quasi-absence des îles au 19e siècle (11 en 1850 contre 120 aujourd’hui), une forêt alluviale très réduite (quelques hectares contre 585 actuellement), un large chenal unique (600 m en moyenne contre 250 m aujourd’hui). Un tel changement s’explique par l’évolution hydro-climatique. On note que toutes les crues des 20e et 21e siècles sont restées très en dessous des niveaux enregistrés jusqu’en 1866. Par ailleurs, les facteurs socio-économiques ont un poids aussi lourd que la disparition des grandes crues. En effet, à la fin du 19e siècle, l’arrêt net de la navigation a entraîné un abandon de l’entretien du lit du fleuve : adieu balisage, curage, destruction d’îles gênantes, coupes rases, enlèvement des débris ligneux, entretien du chemin de halage ! La végétation pionnière, jusqu’alors fortement contrôlée, recolonise les énormes quantités d’alluvions que la Loire avait déposées lors de ses grandes crues historiques (1846, 1856, 1866). La première génération d’îles prit forme dès le début du 20e siècle. Le développement de forêts alluviales et le vieillissement des cortèges floristiques sont la réponse à une dynamique hydrologique affaiblie et à l’abandon du lit par les sociétés locales. Rien ne pourra plus renverser cette évolution au cours du 20e siècle. Bien au contraire, les rares pratiques agro-pastorales dans le lit ligérien prennent fin au milieu du 20e siècle : les cultures abandonnent les terres les plus fréquemment inondées, ce qui prive le lit mineur de ses dernières formes d’entretien par les sociétés riveraines. Ainsi, les géomorphologues considèrent les îles comme les formes fluviales de réponse du réajustement du fleuve.
Les milieux naturels étaient donc plus diversifiés en 1960 qu’aujourd’hui. L’évolution du tapis végétal en l’absence d’événement hydrologique structurant et de toute perturbation anthropique directe a conduit à une réduction drastique des milieux ouverts (pelouses sur sable sec, prairies mésophiles, essentiellement) et au remplacement de la saulaie blanche par une forêt mixte bois tendre - bois dur, puis par la chênaie-frênaie-ormaie.
Cette étude fait donc apparaître le caractère transitoire de certains milieux naturels qui doivent être pourtant maintenus au titre des directives européennes. Le paradoxe est grand et n’est pas forcément justifiable par les gestionnaires.
Un autre aspect de la recherche montre que la durée et l’intensité des crues enregistrées depuis le 20e siècle n’ont pas empêché la végétalisation active du lit et la chenalisation unique de la Loire moyenne qui se dessine pour le 21e siècle. Une action forte des gestionnaires semble donc inéluctable pour répondre aux objectifs du plan de gestion et des directives européennes en matière de milieux naturels alluviaux.
L’intervention des chercheurs permet alors de cibler des actions de préservation et de restauration des milieux. Par exemple, les plus petites îles, d’une taille-seuil inférieure à 4 000 m2, sont potentiellement érodables. De ce fait, elles présentent un intérêt réel dans la recharge sédimentaire du fleuve. Les chenaux secondaires tendent à se colmater, il est encore possible d’aider le fleuve en favorisant les écoulements dans ces annexes hydrauliques. Des reconnexions de bras secondaires par l’aval sont ainsi expérimentées dans la réserve naturelle.
Le programme Loire nature consacre une grande part à la mise en application des résultats issus des multiples travaux scientifiques menés aujourd’hui dans le bassin-versant de la Loire. Ce n’est qu’en poursuivant ces collaborations pluridisciplinaires que la gestion des milieux naturels, en particulier alluviaux, sera plus adaptée, efficace et… durable.
1. Le programme Loire nature est coordonné par la Fédération des conservatoires d’espaces naturels et mis en œuvre par dix-neuf structures sur le bassin, en particulier les conservatoires régionaux d’espaces naturels, le WWF-France, la Ligue pour la protection des oiseaux, la Frapna Loire et l’Office national de la chasse et de la faune sauvage.
Le recueil d’expériences Loire nature est en ligne sur le site du programme (p. 118 - 124) : www.loirenature.org.
Voir aussi : Espaces naturels n° 16 - octobre 2006.