ESPÈCES

Pêcheurs et cétacés : rude compétition dans les mers australes

 

Espaces naturels n°68 - octobre 2019

Études - Recherches

Simon Fournier, simon.fournier@taaf.fr,
Élise Boucly, elise.boucly@taaf.fr, Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises, Taaf

Que les cétacés profitent des poissons capturés par les pêcheurs, ce n'est bon ni pour eux, ni pour cette activité économique. Un programme de recherche est en cours pour mieux comprendre le phénomène et trouver des solutions.

Orque en surface avec une légine dans la gueule.© Paul Tixier

Orque en surface avec une légine dans la gueule.© Paul Tixier

Dans les tempêtes des 40es rugissants et 50es hurlants1, une rivalité féroce oppose pêcheurs austraux et mammifères marins, abondants dans ces eaux subantarctiques. Ces derniers viennent profiter d’une nourriture facilement accessible lorsqu'elle est prise aux hameçons des lignes des pêcheurs. Ce phénomène d’interaction des mammifères marins avec les opérations de pêche, de retrait et de consommation de poisson directement sur les hameçons est appelé déprédation.

DES RÉPERCUSSIONS

La pêcherie palangrière2 qui cible la Légine australe (Dissostichus eleginoides) a débuté dans les Zones économiques exclusives (ZEE) françaises de Kerguelen et de Crozet à la fi n des années 1990. Très rapidement, deux espèces d’odontocètes3, prédateurs naturels de la légine, ont commencé à interagir avec la pêcherie et sont désormais à l’origine de taux de déprédation parmi les plus hauts au monde:de l’ordre de 5à10 % de légines déprédatées par les cachalots (Physeter macrocephalus) à Kerguelen, et de 30à 35 % par les orques (Orcinus orca) et cachalots à Crozet4. La dépense énergétique moindre, nécessaire à déprédater plutôt qu’à se nourrir sans l’aide des pécheurs, l’abondance de l’offre, et la capacité d’apprentissage et de transmission des comportements chez ces animaux expliquent l’expansion rapide du phénomène5. Les impacts de la déprédation sont nombreux, tant écologiques (risques de blessure ou de capture accidentelle des mammifères marins, altération des comportements naturels de recherche de nourriture, prélèvement accru sur la ressource en légine, etc.), que socio-économiques (diminution des rendements pour les pêcheurs, augmentation de l’effort de pêche, augmentation des dépenses de fonctionnement et de la consommation en gasoil, dégradation du matériel, etc.).

CONNAÎTRE LE COMPORTEMENT DES CÉTACÉS...

Depuis 1996, scientifiques (Centre d’études biologiques de Chizé ou CEBC, CNRS-La Rochelle université et Muséumnational d’histoire naturelle ou MNHN), armements de pêche, gestionnaires du territoire (Terres australes et antarctiques françaises ou Taaf) et la Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises, collaborent pour enrayer ce phénomène d’ampleur. Au cœur de cette démarche, le programme Orcadepred vise, depuis 2016, à améliorer nos connaissances et à identifier et tester des solutions de protection des captures ou d’évitement de la déprédation. Il s’articule autour de quatre axes d’études, sous la coordination de Christophe Guinet (CEBC):

• comportement de recherche alimentaire naturel et comportement de déprédation;

• conséquences économiques et écologiques de la déprédation;

• variabilité d’exposition à la déprédation entre navires et entre capitaines;

• développement de dispositifs pour limiter la déprédation.

Ce programme bénéficie des données collectées à bord des navires de pêche par les contrôleurs de pêche embarqués6 : données de pêche (positions, profondeurs, captures, etc.), présence, abondance et photo-identification individuelle des cétacés (dorsales et taches oculaires pour les orques, caudales pour les cachalots). Ces données permettent de comprendre le phénomène mais se limitent à ce qui se passe en surface en présence de navire. La mise en place d’accéléromètres sur les palangres et le déploiement de balises sur les cétacés ont permis de mettre en évidence des comportements de déprédation directement sur le fond, avant même que les palangres ne soient remontées. Cette observation est confirmée par l'observation de rendements qui décroissent quand les lignes passent plus de temps sur le fond, en présence de cachalots sur zone. Ce qui laisse à penser que les taux de déprédation calculés jusqu’à maintenant sont sous-estimés. …

ET DES PÊCHEURS

Il s’agit par ailleurs de comprendre les relations entre la pêcherie et son environnement, en examinant les facteurs pouvant influencer le processus de prise de décision des pêcheurs face à la déprédation. Il a été montré que le rendement (exprimé en kg capturé par hameçon remonté) est le facteur majeur incitant le capitaine à rester ou à quitter une zone en présence de cétacés. Au-dessus d’un certain rendement, les capitaines ont tendance à continuer de pêcher en présence ou non de cétacés. Mais à rendement équivalent, les capitaines quitteront une zone d’autant plus rapidement si les mammifères marins sont nombreux autour du navire et doubleront quasiment la distance parcourue entre deux remontées de ligne.

Des enregistrements acoustiques réalisés à l’aide d’hydrophones (plus de 150 palangres couvertes pour plusieurs milliers d’heures d’enregistrements) ont révélé une nette différence de signature acoustique entre les navires. Les humains étant capables de différencier chaque navire par le bruit, les cétacés, dont l’ouïe est bien plus performante que la nôtre, doivent également en être capables. Ces enregistrements ont également permis de mettre en évidence l’impact sonore que pouvaient avoir l’activité du navire et les pratiques des capitaines. Les manœuvres et opérations (déploiement ou remontée des lignes) ont des signatures et intensités, et donc propagations, différentes. Un navire en marche avant propage un son (via l’hélice notamment) audible par les cétacés jusqu’à une trentaine de kilomètres, contre plus d’une centaine pour une décélération lors de la remontée des palangres. Cette détectabilité des navires a été également confi rmée par les données de balises Argos posées sur des orques en Géorgie du Sud. Elles se dirigent subitement et rapidement vers des navires dès qu’elles entrent dans leur rayon de détectabilité.

L’approche acoustique est donc fondamentale et pourrait à l’avenir être poursuivie par d’autres méthodes : hydrophone tracté aidant les capitaines dans leurs décisions, planeur sous-marin évoluant de manière autonome, hydrophones fixes, etc.

VERS DES SOLUTIONS TECHNIQUES DE LUTTE

Un premier dispositif de protection d’hameçons (cages en inox recouvrant le poisson lors de la remontée des lignes) expérimenté en situation s’est montré peu efficace et difficile à mettre en œuvre. Sur des vidéos sous-marines, il a été observé que les orques ne décrochaient pas les légines proches de la ligne, moins accessibles pour elles7. De ce fait, un nouveau dispositif, visant à rapprocher le poisson de la ligne mère, grâce à un anneau coulissant, a été conçu et doit être testé prochainement.

Enfin, la meilleure compréhension des mécanismes de déprédation peut orienter vers de bonnes pratiques de pêche, principalement à travers le développement d’une approche technologique. Une attention particulière sera donc portée au développement de dispositifs permettant d’éviter les cétacés et de protéger les captures, tout en veillant à préserver l’intégrité des espèces et des habitats marins dans lesquels la légine est exploitée.

(1) Entre les 40es et 50es parallèles de l'hémisphère sud.
(2) Les palangres de fond utilisées sont de longueur variable (un à plusieurs kilomètres), avec des hameçons à intervalle régulier, et posées entre 500 et 2 000 mètres de profondeur.
(3) Odontocète:cétacé à dents comme les orques, dauphins et cachalots.
(4) Une déprédation par les orques est aussi observée dans la ZEE de Saint-Paul et Amsterdam dans une pêcherie ciblant le Rouffe antarctique (Hyperoglyphe antarctica).
(5) Présence de cachalots sur 60 % des palangres à Crozet et 40 % à Kerguelen, et d’orques sur 40 % des palangres à Crozet.
(6) Agent employé par les Taaf dont l’embarquement à bord des navires est obligatoire. Il veille au respect de la réglementation et met en œuvre différents protocoles scientifiques.
(7) L’hameçon est relié à la ligne principale par un avançon, morceau de ligne d’environ 50 cm, qui peut s’enrouler autour de la ligne principale.