Pour l'IPBES, il faut changer de modèles
Espaces naturels n°69 - janvier 2020
Gilles Landrieu,
gilles-landrieu.biodiversite@orange.fr
Le 4 mai 2019, l’IPBES1 a approuvé à l'unanimité la première évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques. L'assemblée identifie et hiérarchise les moteurs de l'effondrement de la biodiversité et préconise un changement radical et en profondeur de nos modèles de développement.
L'évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques de l'IPBES, ce sont : 15 000 publications scientifiques récentes analysées, 1 750 pages rédigées sur 3 ans par 145 rédacteurs scientifiques sélectionnés dans le monde entier et 22 000 observations formulées par experts et gouvernements. Les 35 pages du résumé pour décideurs, discutées ligne par ligne par l'assemblée plénière de l'IPBES, ont été présentées au président Macron puis à la presse internationale.
Le constat de cette évaluation est sans appel : la qualité de la vie humaine sur terre dépend directement des biens et aménités que nous retirons de la nature : nourriture, médicaments, bois et fibres textiles, énergie, régulation de l'eau et du climat, recyclage des déchets, pollinisation des plantes, cycles de l'eau, du carbone et de l'azote, etc. Or le monde vivant est en mauvais état sur l'ensemble de la planète : les espèces disparaissent à un rythme bien supérieur à celui mesuré sur les récents temps géologiques : on estime qu'un million d'espèces est menacé d'extinction selon les critères de l'UICN2, sur les 8 millions existantes. Ce risque est particulièrement élevé pour les amphibiens, les mammifères marins, les coraux, les requins et de nombreuses plantes. 75 % des milieux terrestres, 50 % des milieux d'eau douce et 40 % des milieux marins ont été profondément altérés et leur fonctionnement naturel modifié, les espaces sauvages libres d'influence humaine devenant de plus en plus rares. La couverture forestière n'est plus qu'à 54 % de son niveau préhistorique et les forêts intactes (principalement tropicales) ont diminué de 7 % de 2000 à 2013, soit une perte nette annuelle de 15 milliards d'arbres. 87 % des zones humides existant encore à la fin du XVIIe siècle ont été asséchées. Les océans sont pollués (plastiques, métaux lourds), et les engrais déversés y ont créé plus de 400 « zones mortes » couvrant 245 000 km². Les stocks de poissons marins diminuent de 7 % par décennie et même 14 % pour les prédateurs (saumon, thon...). Les races domestiques sélectionnées par l'homme ne sont pas épargnées : sur les 6190 races de mammifères domestiques (bovins, ovins, caprins...), 559 ont disparu et près de 1 000 sont menacées.
Les 5 principaux moteurs directs de cet effondrement de la biodiversité, identifiés depuis longtemps à l'échelle locale, sont maintenant clairement hiérarchisés et quantifiés : changements d'usage des terres (et des mers), exploitation des espèces, dérèglement climatique, pollutions et espèces exotiques envahissantes. Pour la première fois dans un rapport officiel de niveau international, les causes indirectes sont aussi soulignées : la croissance démographique galopante, les modèles de production, de consommation, d'économie et de commerce, les technologies, les modèles institutionnels et de gouvernance, les guerres et les épidémies. L’agriculture chimico-dépendante, la foresterie non durable, la chasse et la pêche maritimes constituent des pressions particulièrement lourdes.
Dans tous les milieux, l'homme a reconfiguré son environnement pour en extraire le plus possible de nourriture, d'énergie et de matériaux, souvent pour des consommateurs très éloignés. Cela s’est fait au détriment de la capacité future des écosystèmes à fournir ces contributions matérielles, de leur rôle de régulation de la biosphère (filtration des eaux, régulation du climat, des cours d'eau, pollinisation...) et d’autres contributions immatérielles (paysages, identités culturelles, ressourcement psychologique et spirituel...). Depuis 1980, la quantité annuelle de ressources biologiques extraites dans le monde a doublé : il faudrait 1,6 planète pour satisfaire durablement la demande humaine actuelle.
Aucun des scénarios de développement économique classiques ne permettrait d'atteindre les 17 objectifs de développement durable fixés pour 2030 et les 20 objectifs d'Aichi pour la biodiversité (2020) : tous ces scénarios conduiraient globalement à une augmentation des productions matérielles citées plus haut au détriment de la biodiversité et des services de régulation.
Seul un changement radical et en profondeur de nos modèles de développement, de production et de consommation remettant en cause nos modes de vie actuels permettrait d'arrêter cet effondrement. Ce changement passera nécessairement par une démographie stabilisée, une consommation plus sobre en énergie, une évolution de l’alimentation, une réduction des gaspillages, une réorientation des subventions nuisibles à l'environnement, le développement et la gestion efficace des réseaux d'aires protégées, la mise en place de pêcheries et de systèmes agricoles, aquacoles et d’élevage durables, une révision de nos modes de gouvernance et des mesures d'adaptation au dérèglement climatique soucieuses de la nature et des populations les plus vulnérables. Il sera essentiel de traiter de concert le dérèglement climatique et l'effondrement de la biodiversité car ils partagent des causes communes, s'amplifient l'un l'autre et cumulent leurs impacts. Il serait aussi judicieux de mieux valoriser les connaissances et savoir-faire des communautés traditionnelles et indigènes qui jouent un rôle globalement positif dans le maintien de la biodiversité sauvage et domestique. Ce changement nécessitera de faire évoluer notre conception d'une vie réussie et de faire en sorte que chacun se sente responsable de la nature et du bien commun. Le défi n'est pas hors d'atteinte : en premier lieu parce que le problème ne vient pas de l'extérieur mais de nous, en second lieu parce que dérèglement climatique et érosion de la biodiversité partagent bon nombre de causes communes, enfin parce que, tant que les espèces n'ont pas disparu et que les écosystèmes n'ont pas basculé, la suppression des pressions permet à toutes les échelles d'observer en quelques années le retour de bon nombre d'espèces.
(1) La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a été créée en 2012 auprès de l'ONU-Environnement sur le modèle du GIEC. Ce rassemblement de 132 pays a pour mission d'évaluer au niveau mondial l'état de la biodiversité et des services rendus par les écosystèmes aux sociétés humaines, en réponse aux demandes des décideurs politiques, avec un appui particulier auprès des pays émergents. Il a déjà produit des évaluations, en 2016 sur les pollinisateurs et en 2018 sur la dégradation et la restauration des terres.
(2) Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).