Les usagers des ressources au centre de la gouvernance

 
Le Dossier

Quelle est la place du citoyen dans la gouvernance des espaces naturels ? Stéphanie Brulé-Josso, docteure en ethnologie, estime que celle-ci doit être centrale pour un engagement citoyen durable et efficace.

Au plus près des ressources, les « commoneurs » sont à même d'observer leur évolution ainsi que le comportement des autres usagers, et de prendre ainsi les décisions adaptées à leur préservation.

Au plus près des ressources, les « commoneurs » sont à même d'observer leur évolution ainsi que le comportement des autres usagers, et de prendre ainsi les décisions adaptées à leur préservation.

À l’heure de la crise de la démocratie représentative, les politiques publiques en appellent à une participation des citoyens, en vue de permettre à tous de se rapprocher du projet de société démocratique, fragilisé notamment lors de la campagne des élections présidentielles. Comment rendre la res publica, la « chose publique », aux citoyens ?

Du côté de la gestion des Espaces naturels protégés (ENP), la participation des usagers est également évoquée comme un horizon souhaitable, voire nécessaire. Les raisons avancées sont pragmatiques. Dans un contexte de restriction budgétaire, les ENP intégrant largement les activités humaines, il est tout simplement impossible d’atteindre les objectifs de préservation sans que les usagers des sites y adhèrent, voire qu’ils participent aux actions. Mais de quelles modalités de participation parle-t-on ? Des échelles de participation graduent différentes formes d’implication des usagers dans la prise de décision, de la simple information à la consultation, la concertation, la co-décision et l’autogestion. Cette contribution s’appuie sur des études menées dans le cadre de deux projets coordonnés par l’Agence des aires marines protégées.

 

Une participation représentative et consultative

Dans les faits, les dispositifs de participation accordent rarement aux citoyens la possibilité de co-décider avec les responsables, élus, agents
et/ou experts, voire de décider en autonomie des actions à mettre en œuvre.

Selon le statut de protection des espaces naturels, différentes instances de participation des usagers sont proposées : conseil d’administration, conseil économique, social et culturel, conseil de gestion (parcs naturels), comité de pilotage (sites Natura 2000), comité local de concertation (sites pilotes du projet Life + pêche à pied de loisir), etc. Les usagers qui participent sont des professionnels ou des représentants d’organismes professionnels, ainsi que des représentants d’associations d’usagers de loisir. Les usagers non fédérés, constituant le plus grand nombre, sont absents. Les usagers représentés sont consultés mais participent peu ou pas à la prise de décision : les modes de gouvernance des espaces naturels pratiqués aujourd’hui à l’échelle nationale, régionale et locale sont descendants et fondés sur la représentativité.

 

S’engager sans participer aux décisions ?

Dans ce contexte, il s’agit de questionner les manières d’« aider les citoyens à s’engager pour la biodiversité » et la place effective de ces derniers dans les processus de décisions. Qu’est-ce que cela implique de demander aux citoyens de s’engager dans des actions de préservation de diverses ressources de sites naturels dont ils sont les usagers sans qu’ils puissent par ailleurs participer à la prise de décision ?

Ce questionnement apparaît comme un enjeu fort à l’heure de revendications citoyennes pour une préservation de sites et de ressources naturelles en opposition à des intérêts publics ou privés. Il renvoie également un fonctionnement propre à la société française qui valorise un exercice du pouvoir hiérarchique et descendant, attribué à des experts, au sein d’un État fort et garant de biens publics.

Dans ce contexte, réfléchir au partage du pouvoir de décision est nécessaire, tant du côté des gestionnaires, des agents de l’État, que des usagers.

 

Un pas de côté avec les Communs

Une aide pourrait être apportée par les travaux de recherche sur les Communs, qui ont été mis en lumière par l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom, en 2009. Un Commun est défini par un type de gouvernance qui permet une gestion efficace et durable de ressources naturelles communes.

Les groupes sociaux gérant ainsi leurs ressources respectent huit principes de gouvernance, qui placent les usagers, appropriateurs des ressources ou « commonneurs », au centre des décisions et actions portant sur : la définition des ressources et les limites de leur appropriation, l’élaboration de réglementations ad hoc, les modalités de suivi des ressources et du respect des règles par les autres usagers, ainsi que des modalités de contrôle et de sanction. Les « commonneurs » sont ainsi placés en responsabilité de la gestion des ressources dont leurs activités dépendent. Au plus près de ces ressources, ils sont à même d’observer leur évolution ainsi que le comportement des autres usagers, et de prendre ainsi les décisions adaptées à leur préservation.

Les instances supra, comme l’État et les organismes de délégation publique, sont parties-prenantes de la gouvernance, qui est multiniveaux. Cependant, le rôle occupé dans la gestion de biens « communs » diffère de celui de biens « publics » : il s’agit moins de prendre la responsabilité d'une décision que d’accompagner les « commoneurs » dans les décisions à prendre.

L’intérêt de ce type de gouvernance est de favoriser un mode spécifique d’appropriation des ressources, considérées comme « communes », tout à fait différent de l’appropriation de ressources considérées comme « publiques » ou « privées ».

Par exemple, l’appropriation de coquillages sur l’estran selon une logique de biens « publics » favorise des actions de pêche de loisir éloignées des « bonnes pratiques » recommandées, avec pour seul cadre la surveillance et le contrôle par les agents de l'État du respect de la réglementation. Cette façon de pêcher est courante sur le littoral, et menace la préservation d’espèces et d’habitats. A contrario, sur certains territoires, les usagers pratiquent une pêche selon une logique de « biens communs » : ils connaissent l’état de la ressource, approuvent les réglementations sur les tailles, quantités et outils, souhaitent la fermeture de sites épuisés et veulent s’impliquer dans des actions d’information des autres pêcheurs à pied. Aujourd’hui, comment les gestionnaires pourraient-ils valoriser, voire aider à instituer les Communs en germe ?

 

Initier une démarche et une gouvernance centrées sur les usagers

Si l’information des usagers sur l’état des ressources, des réglementations et de leur respect par les autres est une condition nécessaire à un engagement de leur part, elle ne suffit pas. La mobilisation individuelle doit être articulée à celle collective, centrée sur le partage d’un intérêt commun de préservation des ressources d’un territoire.

L’échelle communale ou intercommunale pourrait être pertinente en regard des spécificités écosystémiques et d’exercice des pratiques professionnelles et de loisir. Bien plus, cela permettrait de faire dialoguer deux identités aujourd’hui disjointes : usager d’un site naturel et citoyen participant à la vie publique de son territoire. 

Pour que cela advienne, un changement de posture des différents protagonistes s’impose : les gestionnaires ENP sont amenés à se décentrer de leur culture professionnelle et à prendre en considération les ressources importantes pour les usagers, au-delà de celles figurant dans les directives européennes, arrêtés préfectoraux et autres documents d'objectifs. Il leur faudra également repérer et valoriser les règles informelles de préservation des ressources pratiquées par les usagers, ainsi que leurs connaissances du milieu. Une proximité relationnelle sera garante du bon fonctionnement d’un Commun, le temps de rencontre, d’écoute et de présence sur site n’étant pas sacrifié aux tâches de bureau. Les élus et représentants de l’État devront partager le pouvoir de décision avec les appropriateurs des ressources et instituer des formes de gouvernement fondées sur des relations d’égalité, supposant un rapport de confiance mutuelle. Enfin, les usagers auront à se réapproprier la dimension politique de leurs présence et actions sur un site naturel.

Quelles formes ces nouveaux modes relationnels pourraient-ils prendre ? On observe aujourd’hui le développement de structures hybrides, comme les sociétés coopératives d’intérêt collectif, qui associent salariés, usagers et collectivités publiques autour d’enjeux environnementaux : une piste à explorer ?