Au bord de l’irréversible, le Brésil brade son environnement
Espaces naturels n°62 - avril 2018
Précurseur en matière de défense de l’environnement dans les années 1980, le Brésil semble entamer une marche arrière désastreuse. En ligne de front, la question foncière, et les droits des plus faibles remis en cause, au même titre que la protection de l’environnement.
Depuis les années 1980, le Brésil peut être considéré comme précurseur pour ses actions dans le domaine environnemental, par la multiplication de ses politiques publiques et de ses outils de zonages. L’adoption de la nouvelle constitution en 1988, dans un pays très inégalitaire et marqué par son histoire coloniale, a permis une multitude d’innovations dont l’épicentre a été l’Amazonie, grâce à une nouvelle génération de droits fonciers bénéficiant aux populations minoritaires et marginalisées vivant au contact de la nature. Des mouvements « socio-environnementaux » se sont constitués autour de la protection de la forêt pour défendre une approche originale de la conservation, basée sur la gestion communautaire des ressources naturelles, en phase avec les débats sur la socio-biodiversité et les conventions internationales adoptées lors du Sommet de la terre, à Rio de Janeiro, en 1992. Ces mouvements sont devenus une force politique relayée par les ONG internationales de conservation et avec qui l’État brésilien a dû composer : reconnaissance de droits territoriaux spécifiques pour ses populations autochtones au nom de la diversité culturelle (terres indigènes et quilombos¹), et acquisition de droits fonciers par les populations dites traditionnelles avec leur intégration dans le système national d’aires protégées au nom de la lutte contre la pauvreté. Dans un autre registre, le rôle des syndicats et des luttes agraires pour la reconnaissance progressive de la petite agriculture familiale a aussi été déterminant dans un paysage marqué par l’essor de l’agriculture industrielle : plan de réforme agraire (1985), création d’un ministère dédié à la promotion de l’agriculture familiale et du développement agraire (1999) à côté du puissant ministère de l’Agriculture.
À partir des années 2000, le renforcement de l’agroécologie comme mouvement social a permis de fédérer les mouvements contestant le modèle technico-industriel et de promouvoir une politique nationale d’agroécologie à laquelle ont adhéré les populations gestionnaires de ressources naturelles pour la défense de leur système agricole traditionnel et leur mode de vie. Le renforcement de la société civile, son organisation en réseau et sa participation institutionnelle à l’élaboration de politiques publiques connurent leur apogée avec l’accès au pouvoir de Lula en 2003.
Démantèlement des mesures environnementales
Mais les avancées réalisées en faveur des plus faibles et de l’environnement ne constituaient que des contrefeux à l’agronegocio² qui ne cessait d’étendre son pouvoir sur les sphères économique et politique du pays. La singularité du cas brésilien, lieu de tous les contrastes, a longtemps résidé dans la dualité de ses approches du développement. Mais, avec la destitution, en 2016, de la présidente Dilma Roussef et la montée en puissance du front parlementaire agropastoral, les politiques publiques ont été orientées vers le démantèlement des mesures environnementales, la défense des intérêts de la grande propriété foncière et l’exploitation à grande échelle des ressources naturelles du pays. Les institutions en charge de l’environnement et de la forêt, du droit des petits agriculteurs et des Amérindiens ont été fortement affaiblies dans leurs compétences et leurs moyens d’action : suppression de deux jeunes ministères clés (ministère du Développement agraire et ministère du Développement social), blocage des fonds destinés à l’agriculture familiale, réformes des systèmes de protection et du régime de retraites agricoles, démantèlement de la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI)3, réduction drastique du budget du ministère de l’Environnement. Ajoutons à cette liste la montée des conflits ruraux, la reprise des violences et la nomination de leaders du front ruraliste à plusieurs postes clés, comme celui du ministère de la Justice ou de l’Agriculture4.
Le grand retour de la spéculation foncière et de la déforestation
La question foncière, au coeur des tensions, est étroitement associée au droit de l’environnement. La réforme du Code forestier en 2012, qui préfigurait ces orientations récentes, a permis d’amnistier de nombreux déboisements illégaux et de distribuer des droits à déforester. Elle fut suivie par une série de mesures destinées à ouvrir le foncier au marché sur les marges qui échappaient encore à la propriété privée, que cela concerne des terres publiques sous contrat ou sans titre de propriété établie. Dans ce nouvel agenda politique, la réforme agraire, la consolidation de droits fonciers ou la lutte contre la déforestation ne sont plus à l’ordre du jour, sinon de manière inversée.
Le projet d’amendement constitutionnel (PEC 215) porté par le Front parlementaire agropastoral prétend, de son côté, paralyser le processus de délimitation de territoires indigènes, de création d’aires protégées et de titularisation de quilombos. Il prétend aussi faciliter l’établissement d’activités à fort impact environnemental (exploitation minière, routes, barrages) au nom de la croissance et du développement et de l’idée répandue dans les milieux ruralistes selon laquelle « l’Amazonie, c’est beaucoup de terre pour peu d’Indiens ». Cette campagne orchestrée par le Centre national de l’agriculture (CNA) visait à renverser l’argument de la concentration foncière en montrant l’emprise des terres indigènes sur le territoire brésilien, forme d’atteinte au droit de propriété privée. Enfin, le Congrès a approuvé des mesures provisoires qui prévoient de réduire la superficie de plusieurs parcs nationaux. Ce contexte favorable à la spéculation sur les terres s’accompagne de la reprise de la déforestation en Amazonie, relevé par l’Institut national de recherches spatiales (INPE) dès 2016, au profit du soja et de l’élevage extensif.
Quelle résistance de la société civile ?
Trente ans après son adoption, la nouvelle constitution a subi plusieurs entorses. La situation très préoccupante montre que rien n’est jamais acquis quand se conjuguent crises politiques et économiques. À l’international, le lobbying du secteur agroindustriel très largement représenté dans la délégation brésilienne lors de la COP 21 à Paris a su faire passer l’idée d’un « agrobusiness du futur », allié de la préservation du climat grâce à sa haute technologie. Le réagencement des rapports de force à l’échelle nationale semble inhiber toute retenue dans la libéralisation du marché foncier au nom de la compétitivité, autant que paralyser toute velléité de protestation de la population. La société civile tente, malgré des moyens de plus en plus limités, de s’organiser et de faire entendre sa voix par différents canaux. En mai 2017, un mouvement de résistance « contre les mesures du gouvernement Temer et du front ruraliste5 » , s'est constitué. Il est composé de 83 entités, dont les principales organisations liées aux questions foncières, aux peuples indigènes et communautés traditionnelles, le secteur environnemental et plusieurs ONG nationales engagées dans l’éducation populaire, la formation de la société civile, et la production d’informations. Tous ont eu l’expérience de la dictature et/ou de la démocratie participative. Et ce qui a été appris en matière de défense des droits humains et de protection de l’environnement semble un acquis incontestable. Mais tous ont été piégés par un système politique corrompu qu’il s’avère difficile de réformer. Ce qui ouvre, selon eux, à un scénario de futur incertain.
(1) Territoires sur lesquels se sont installés les descendants des esclaves noirs ayant fui leurs maîtres.
(2) L’agronegocio, équivalent de l’agrobusiness, résulte de la modernisation économique du secteur agricole dès les années 1970.
(3) Organisme gouvernemental créé en 1967, en charge de la protection des Amérindiens, de leurs droits et de la démarcation de leurs territoires.
(4) Citons le cas emblématique de l’entrepreneur Blairo Maggi, avec des intérêts dans les secteurs de l’énergie, des engrais, des transports et de la production de caoutchouc, nommé ministre de l’Agriculture.