Développer des réseaux de nature ordinaire

 

Espaces naturels n°9 - janvier 2005

Vu ailleurs

Catherine Mougenot
Département de gestion de l’environnement, université de Liège,

 

Préserver la biodiversité suppose de gérer des ensembles de sites en réseau. Et, en politique, l’idée se traduit notamment par la mise en place de deux programmes d’envergure : Natura 2000 et la stratégie paneuropéenne pour la diversité biologique et paysagère. En région wallonne, 50 communes ont choisi d’expérimenter ce deuxième programme. Une expérience collective qui suscite parfois des surprises…

Pendant près de deux siècles, la conservation de la nature a été menée ex situ, c’est-à-dire dans les jardins botaniques et zoologiques. Ensuite, et depuis plus de cent ans, elle a principalement été pratiquée in situ, c’est-à-dire dans les Réserves naturelles. Pourtant, depuis quelques dizaines d’années, les chercheurs démontrent que ces modes de conservation ne suffisent plus. Préserver ce qu’on appelle aujourd’hui la biodiversité suppose de gérer des ensembles de sites « en réseau ».
Comment cette idée a-t-elle été traduite en politique ? En Europe, deux programmes de grande envergure cherchent à rencontrer cette nouvelle façon de préserver la nature, il s’agit de Natura 2000, programme initié par l’Union européenne, et de la stratégie paneuropéenne pour la diversité biologique et paysagère, proposée par le Conseil de l’Europe.
Les réseaux écologiques en région wallonne
Cette stratégie paneuropéenne s’est traduite de différentes façons en fonction des pays. Dans la partie sud de la Belgique, en région wallonne, 50 communes sur 262 ont choisi d’expérimenter ce programme à travers un PCDN, c’est-à-dire un Plan communal de développement de la nature. Il s’agit d’une démarche volontaire et expérimentale qui devrait compléter les modes de conservation plus conventionnels (les Réserves) reconnus et imposés de façon légale.
En Wallonie, la mise en œuvre de ces plans suppose deux étapes conduites simultanément et qui doivent s’intégrer l’une à l’autre. D’un côté, des experts réalisent une carte du réseau écologique sur le territoire de la commune selon le modèle préconisé par le Conseil de l’Europe. De l’autre côté, des groupes de citoyens volontaires travaillent à élaborer des projets pour rencontrer les objectifs de conservation et de développement mis en évidence par cette étude. L’ensemble de ces travaux est consigné dans une charte, qui doit être volontairement adoptée par la commune et par les divers partenaires. Cette charte doit devenir un outil pour orienter la politique communale en matière de gestion de la nature.
Les surprises
Mettre en œuvre des réseaux pour gérer la nature suppose non seulement que ceux-ci soient identifiés sur une carte, mais aussi qu’ils se concrétisent dans des projets. Il s’agit-là d’un travail de conception et de coordination important qui nécessite de mettre en commun différents types de connaissances, pas uniquement celles des experts, et qui suppose de construire de nouvelles formes d’accords entre les nombreux partenaires concernés. Les études, pour être suivies d’effets, doivent en effet être appropriées, ce qui ne manque pas de faire surgir de nouvelles difficultés mais aussi des surprises.
D’abord, même si l’élaboration d’un Plan communal de développement de la nature est une démarche volontairement acceptée, elle ne manque pas de susciter des conflits puisque les sites identifiés par les experts dans les différents types de zones ne sont pas seulement des Réserves naturelles, mais aussi des espaces diversement appropriés, utilisés et convoités par les habitants. En découlent des situations qui opposent, de façon typique, les tenants de la conservation de la nature à ceux qui préconisent sur ces mêmes espaces des usages économiques ou l’installation d’équipements touristiques ou même environnementaux (par exemple des collecteurs d’eaux usées dans les fonds de vallée, qui sont typiquement des lieux intéressants pour la biodiversité).
Cette expérience collective suscite aussi parfois des surprises parce qu’il apparaît que les partenaires communaux sont non seulement intéressés par les projets qui concernent la nature ordinaire, mais également par ceux qui portent sur les zones centrales (voir encart ci-dessous), jusqu’ici gérées par les naturalistes et/ou par les scientifiques. Les partenaires marquent leur accord pour contribuer à gérer ces zones, mais du coup, ils peuvent revendiquer d’y avoir accès, sous certaines conditions.
Prétexte
L’exemple de l’étang de Pecrot, un joyau ornithologique, est typique de ce genre de situation. Il s’agit d’une zone humide remarquable à proximité de Bruxelles, qui avait déjà été identifiée dans la directive Oiseaux, mais qui n’était jusqu’ici protégée par aucune mesure légale. Le PCDN a été un nouveau prétexte pour remettre en évidence l’intérêt de cette zone, mais aussi pour souligner le manque de moyens pour la gérer. Du coup, les membres d’une société de pêche se sont portés volontaires pour assurer l’entretien de la roselière, en contrepartie de quoi ils ont souhaité pouvoir y pêcher. Dans la foulée, un club de randonneurs a manifesté son intérêt pour qu’un sentier puisse traverser le site afin de relier deux autres itinéraires fortement appréciés par leurs membres. Toutes ces demandes traduisent un grand intérêt pour ce site et une volonté pour le conserver et le gérer. Mais elles ne correspondent pas forcément à ce qu’espéraient les naturalistes qui souhaitent, avant tout, lui assurer une grande quiétude. Dans le forum communal créé par le PCDN, ces différentes demandes sont loin d’avoir été ajustées en une seule fois. Au contraire, elles ont demandé de longues discussions sous la houlette d’un médiateur, ce qui a finalement permis la rédaction d’une convention entre les différents partenaires intéressés.
Dans les débats suscités par les PCDN, se construisent des projets qui ne sont pas toujours ceux que les experts imaginent. Très souvent, les projets qui sont proposés déplacent les priorités habituelles de la conservation de la nature pour prendre en compte des intérêts esthétiques, économiques, techniques, politiques ou tout simplement une certaine qualité de la vie revendiquée par les habitants. Ces projets élargissent aussi les préoccupations de ces mêmes habitants et les amènent à se coordonner autrement entre eux. Du coup, ce sont de nouveaux découpages qui sont produits. Et il apparaît que certaines zones centrales sont « plus centrales » que d’autres ou qu’elles sont découpées et reconnectées à des zones ordinaires pour des raisons qui ne concernent pas seulement la protection de réseaux fonctionnels pour les espèces naturelles.
Les nouvelles questions qui se posent dans ces débats consistent à se demander collectivement : qui se propose de protéger la nature ? Et : de quelle nature s’agit-il ? Ou encore : comment est-il possible de la gérer ensemble ? On s’aperçoit alors que la nature n’est pas séparée ou séparable des préoccupations de ceux qui la prennent en charge, de leurs engagements et de leurs compétences.