Évaluer la valeur alimentaire d’une végétation
Espaces naturels n°19 - juillet 2007
Cyril Agreil
Inra-sad, UR 767 écodéveloppement
Michel Meuret
Inra-sad, UR 767 écodéveloppement
Comment évaluer la valeur alimentaire d’une végétation composite ? Sur les sites, faut-il inclure les herbes pailleuses, lianes, arbustes et feuillages d’arbres ? La méthode Grenouille permet de répondre à ces questions et d’aider à la gestion de troupeaux ovins en parcs clôturés.
Pour maintenir ou restaurer des habitats, nombre de gestionnaires privilégient l’usage du pâturage par des troupeaux domestiques. Cet outil permet notamment de mieux maîtriser la dynamique d’espèces végétales dominantes, donc l’excès d’embroussaillement. Cependant, pour décider des modalités de mise en œuvre, il convient d’évaluer le pâturage offert au troupeau : sera-t-il suffisant en quantité et en qualité ?
Les méthodes d’évaluation actuelles sont souvent insuffisantes. De plus, elles sont fréquemment utilisées de manière inadéquate.
Ainsi, la méthode de la valeur pastorale (VP) ne permet pas de qualifier les végétations composites. Conçue à l’origine pour les prairies naturelles du nord de l’Europe, puis adaptée aux pelouses, la valeur pastorale ne considère que les espèces herbacées. De plus, en additionnant les valeurs individuelles des espèces, elle omet de considérer le comportement des troupeaux. Or, ceux-là broutent successivement les différents organes des espèces végétales (feuilles, tiges, fleurs ou fruits), et ce sont les interactions alimentaires qui confèrent une valeur alimentaire propre aux mosaïques végétales.
Pire, lorsque les lianes, arbustes et feuillages d’arbres sont comptabilisés pour calculer la VP, ils sont affectés d’une note égale à zéro !
Broussailles et feuillages ont alors la même valeur que cailloux et sol nu : leur présence diminue la valeur pastorale calculée. Voilà qui est contradictoire avec les observations empiriques d’éleveurs ou de gestionnaires de sites. En réalité, des troupeaux d’herbivores consomment volontiers des mélanges d’herbes et de broussailles, ces dernières contribuent même, parfois significativement, aux régimes quotidiens.
Devant ces difficultés, on peut considérer une autre méthode d’évaluation : le référentiel pastoral parcellaire (RPP). Celui-ci introduit les notions de saison et de niveau d’utilisation du site. Conçu à partir d’un inventaire des pratiques pastorales dans le sud de la France, le RPP propose des modes d’utilisation différenciés pour les pelouses, les landes et les sous-bois. En fonction du type de végétation, de l’espèce animale et du type de production attendue, le RPP spécifie les saisons et les niveaux d’utilisation à enchaîner au cours d’une même année, dans un parc clôturé. L’unité de mesure étant des journées brebis par hectare (j.b/ha), le RPP préconise par exemple la succession de 150 j.b/ha en fin d’hiver, suivi de 250 en plein printemps et, éventuellement, 140 à l’automne. Ce référentiel, plus affiné, devait être complété par un outil de diagnostic permettant de mieux anticiper l’impact du pâturage au regard des objectifs de gestion. Il devait, surtout, être complété par des critères permettant de décider de l’entrée et de la sortie du troupeau de chaque parc.
Mise en place par l’Institut national de la recherche agronomique, la méthode Grenouille apporte un nouveau regard : elle permet de faire un diagnostic amont de la valeur du pâturage en tenant compte du point de vue de l’herbivore face à des végétations composites.
Elle fait suite à plusieurs années d’observation du comportement alimentaire de troupeaux de brebis dans des élevages de Rhône-Alpes. Ce suivi rapproché laisse apparaître que dans des parcs clôturés sur pelouses et landes très embroussaillées, les ruminants domestiques apprécient certaines formes de diversité alimentaire.
Au-delà de l’appétence relative des espèces végétales, c’est surtout la diversité de format des plantes (le gros et le petit) que les brebis utilisent pour se constituer des régimes de quantité et qualité très satisfaisantes.
Pour assurer à la brebis d’être bien repue chaque soir, le gestionnaire doit donc, jusqu’aux derniers jours, veiller à ce que la végétation offre la possibilité de prélever des prises alimentaires (ou bouchées) de grosses masses. Il s’agit généralement d’herbes hautes en touffe, de feuillages ou de tiges de broussailles.
Par ailleurs, il doit s’inquiéter du fait que la diversité des formats de plantes comestibles soit spatialement organisée en mosaïques assez fines, afin de permettre à chaque brebis d’alterner régulièrement en cours de repas des phases de consommation de petites, puis de grosses prises alimentaires, toutes les dix minutes environ. Ceci garantit la stabilité de son ingestion à un bon niveau, malgré la variabilité des ressources du parc.
La méthode Grenouille
Ces observations ont permis d’élaborer une méthode d’évaluation de la valeur alimentaire d’une végétation : la méthode Grenouille (elle doit son nom à la forme évoquée par le schéma qui la représente). Grenouille procède en cinq étapes (voir ci-contre).
w Les temps 1 et 2 sont des temps d’observation à réaliser avant chaque utilisation du parc. En parcourant de grandes diagonales dans le parc, le gestionnaire doit repérer les aliments disponibles. Il est nécessaire de s’approcher des plantes, de les palper avec les mains et parfois de simuler un prélèvement pour anticiper si l’animal pourra prélever des grosses ou des petites prises alimentaires. Dans les notes qu’il prendra, le gestionnaire s’attachera à distinguer l’accessibilité de chacun des organes des plantes. Il attribuera ainsi chacun des organes à l’un des cinq aliments de la méthode Grenouille. L’enjeu principal consiste à évaluer l’équilibre entre le Gros (les compartiments de gauche sur le schéma) et le Petit (à droite). L’aliment indispensable est le Gros permanent, qui doit être suffisamment abondant pour que le troupeau puisse l’utiliser régulièrement jusqu’aux derniers jours.
w L’étape 3 est un temps d’ajustement, à concevoir lorsqu’un déséquilibre entre le Gros et le Petit est constaté. Le gestionnaire du site et du troupeau peut alors envisager de changer la saison d’utilisation initialement prévue, d’ajuster le tracé des clôtures, ou bien d’intervenir très ponctuellement avec des moyens mécaniques.
w Enfin, les deux dernières étapes (4 et 5) consistent à piloter assez finement la conduite du troupeau en parc. Le recours au référentiel pastoral parcellaire (RPP) est d’ailleurs très utile pour programmer le nombre de jours d’utilisation (étape 4). En revanche, le repérage des plantes contribuant au Gros-permanent (G2) permet d’identifier avec aisance quel est le bon moment pour sortir les animaux du parc (étape 5).
Parmi les avantages de la méthode Grenouille, on comptera encore le fait que ce mode de diagnostic et de décisions d’interventions encourage les troupeaux domestiques à développer leurs compétences comportementales spontanées. Les herbes pailleuses et broussailles s’en trouvent revalorisées, contribuant à une forme de « biodiversité alimentaire » fonctionnelle. Le point de vue des troupeaux d’herbivores nous incite à la préserver, en évitant les débroussaillages
systématiques qui détruisent la fonctionnalité alimentaire de leur milieu.
En savoir plus
• La méthode Grenouille a fait l’objet d’une publication complète dans la revue Fourrages (2004, n° 180 p. 467-481). Disponible auprès des auteurs.
• Le référentiel pastoral parcellaire est une mallette de 412 fiches éditée par l’institut de l’Élevage (1999).