Génie écologique Des outils au service d’une approche globale de la gestion des espaces naturels
Espaces naturels n°49 - janvier 2015
Thierry Dutoit
conseiller scientifique pour l’ingénierie écologique de l’Institut écologie et environnement du CNRS
L’ingénierie écologique englobe non seulement les actions de conservation et de restauration des espaces naturels mais aussi l’optimisation des services rendus par le vivant quel que soit le niveau d’organisation considéré (du gène au paysage). Il faut cependant que ces actions soient bien inscrites dans la durabilité par rapport à l’exploitation des ressources naturelles et aux impacts environnementaux du projet. Pour certains l’ingénierie écologique ne serait qu’un oxymore car on ne peut prévoir en terme d’ingénierie, l’ensemble des rétroactions du vivant face à toute intervention anthropique ! Pour d’autres, l’ingénierie écologique constituerait plutôt une véritable révolution des relations entre l’homme et l’environnement. À ce titre, elle devrait alors impliquer des investissements massifs en faveur des recherches menées dans ce domaine afin que l’ingénierie écologique devienne à l’écologie fondamentale l’équivalent de ce que la médecine est à la biologie humaine !
Une démarche d’ingénierie écologique s’ajoute aux actions classiques de conservation, qui par la réhabilitation ou la restauration des espaces naturels visent des objectifs en faveur de la biodiversité, mais qui ne vont pas jusqu’à la mise en place des interventions de génie écologique (voir les numéros 1 et 29 d’Espaces naturels). Ainsi, on peut légitimement se poser la question de la durabilité de telles interventions lourdes faisant appel au génie civil et génératrices d’un fort impact environnemental en termes d’émissions de pollutions et de consommations de ressources non renouvelables du fait notamment de l’utilisation d’engins de travaux publics !
De même, la démarche d’ingénierie écologique est complémentaire aux actions d’écoresponsabilité (Espaces naturels n°22) dans le sens où chaque démarche durable (isolation de locaux, cheminements et déplacements au sein de l’espace naturel, covoiturage, épuration, recyclage des déchets, etc.) n’implique pas forcément un gain en faveur de la biodiversité ou ne s’inscrit pas dans la durabilité. Il en va ainsi par exemple d’actions impliquant la fixation de sols par l’utilisation d’espèces exotiques, de restauration de prairies ou de haies par des mélanges de graines ou de plans non locaux, de la pose de géotextiles dont les fibres proviennent de pays lointains, de la création de toits ou façades végétalisés mais non « écosystémisés », etc.
La mise en place de techniques de génie écologique faisant appel systématiquement aux concepts, méthodes et techniques de l’ingénierie écologique pour toutes actions au sein d’un espace naturel permettrait de réaliser une véritable approche d’écologie globale ou intégrative qui considère les systèmes écologiques dans toute leur complexité en termes de composition, structure et interactions. Elle identifie ainsi l’ensemble des paramètres à même de poser les bases d’une gestion durable des ressources et des services qu’ils fournissent, de mieux appréhender et d’anticiper les risques et leurs conséquences. Enfin, elle permet de participer à l’amélioration de la qualité de vie des sociétés. Les problématiques liées au changement global s’inscrivent en effet dans un continuum d’échelles spatiales et temporelles et concernent l’ensemble des différents niveaux d’organisation et du fonctionnement du vivant nécessaires à l’évaluation des dynamiques futures.
Le génie écologique est néanmoins encore loin d’atteindre le niveau opérationnel du génie civil. Celui-ci bénéficie déjà en effet de plus d’un siècle d’expérience. Si le traitement des eaux usées par lagunage ou encore la fixation des sols en milieux dunaires, montagnards ou rivulaires par l’utilisation de végétaux ont fait leurs preuves, la restauration d’habitats via l’introduction d’espèces dites « Ingénieurs des écosystèmes »2 doit cependant encore dépasser les stades expérimentaux pour être réellement opérationnelle à grande échelle. L’introduction de vers de terre pour la restauration des sols, ou de prédateurs et parasites pour la régulation d’espèces invasives exotiques, offrent des perspectives encourageantes. Mais ces actions sont encore cependant loin d’offrir toutes les garanties de réussite, notamment l’absence d’éventuels effets secondaires comme la prolifération des espèces introduites au détriment de la biodiversité en place. L’histoire a en effet déjà montré que ce n’est pas parce qu’une intervention est dite écologique qu’elle est sans danger...
Toute intervention doit ainsi être précédée de réflexions sur sa durabilité visà- vis de ses impacts environnementaux et de l’exploitation des ressources naturelles. Entre ne rien faire et la « conservation contre nature », les interventions de génie écologique sont des leviers qui doivent piloter les trajectoires naturelles selon les objectifs de conservation, sans pour autant les supplanter. À l’image des inventeurs du début du 20e siècle, le début du 21e est marqué par une multitude d’expérimentations impliquant de nouveaux types d’utilisation plus durable des techniques et engins de génie civil. On assiste ainsi à une véritable « écologisation » de ces interventions. Celle-ci passe, soit par l’adaptation des engins de travaux publics à des missions spécifiques dévolues à la gestion des espaces naturels (pince arracheuse de broussailles), soit par la limitation des impacts environnementaux de l’utilisation de ces engins (pneus basse pression dans les milieux humides), soit encore en une utilisation raisonnée ou détournée d’engins classiques (camions, chargeurs, etc.) pour limiter considérablement leurs impacts environnementaux et économiser les ressources exploitées, qu’elles soient consommées par ces engins (hydrocarbures, huiles) ou l’objet de leur utilisation (sol, substrats divers, etc.).
Face à la crise économique et environnementale majeure que traverse notre planète, les actions de l’ingénierie écologique offrent une alternative durable à l’utilisation systématique des techniques de génie civil dont l’écologisation doit constituer une phase transitoire dans l’attente d’une meilleure connaissance du fonctionnement des écosystèmes et du pilotage à des fins conservatoires de certaines de leurs composantes.
1 Freddy Rey, Frédéric Gosselin et Antoine Doré, 2014. Ingénierie écologique : Action par et/ou pour le vivant ? Quae Éditions, Paris
2 Une espèce est dite “Ingénieur de l’écosystème” quand elle exerce un ou des rôles majeurs sur son habitat en rapport avec sa biomasse dominante (les arbres, les coraux, les versde- terre, etc.) ou certaines de ses fonctions (les bactéries symbiotiques fixatrices d’azote, les castors constructeurs de barrages, etc.).