Les communautés d’insectes : une information originale sur l’état des milieux pour le gestionnaire

 

Espaces naturels n°49 - janvier 2015

Le Dossier

Xavier Houard, coordinateur des études et projets de conservation à l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie), 

Christophe Bouget, directeur de recherches à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea) 

 Copris lunaire – Scarabée coprophage recycleur de bouses de vache

Copris lunaire – Scarabée coprophage recycleur de bouses de vache. © Xavier Houard, Opie

Les insectes, prédominants au sein du monde animal en espèces (plus de 75 %) et en biomasse, sont les agents de nombreux processus du fonctionnement des écosystèmes. Si l’étude des végétations et des vertébrés demeure « l’entrée en matière » incontournable des plans de gestion, l’amélioration des connaissances concernant les plus petits des animaux reste trop souvent au rayon des voeux pieux. Or certains inventaires entomologiques ciblés permettent d’obtenir une meilleure résolution dans l’appréhension des milieux naturels, en s’intéressant aux interactions qui les régissent et que nous définissons souvent de façon anthropocentrique comme des services écosystémiques (régulation des ravageurs, recyclage de la matière organique, pollinisation…).

Ainsi, en déterminant les communautés ou les guildes (1) de certains groupes d’insectes spécialistes présents au sein d’un espace naturel, le gestionnaire peut accéder à une compréhension plus précise des écosystèmes dont il détient la responsabilité conservatoire. En révélant la présence de telle espèce ou de tel groupe d’insectes, plus qu’un taxon supplémentaire dans la liste du site, c’est véritablement un « potentiel écologique » qui est détecté. 

Les insectes jouent des rôles déterminants dans le fonctionnement des milieux naturels. Certains de ces groupes d’insectes ont été identifiés par les entomologistes et les écologues comme occupant une place « clé » dans l’équilibre des écosystèmes. Leur présence et leur diversité sont ainsi directement liées à la nature des écosystèmes et agrosystèmes terrestres (forêts, prairies, zones humides…), aux pratiques du territoire et à l’exploitation des ressources. Ainsi, ils rentrent de fait en interaction avec les modalités de gestion des espaces naturels. À titre d’exemple, les coprophages décomposent les excréments des troupeaux qui assurent le pâturage et contribuent au recyclage de la matière organique dans les prairies. Les phytophages régulent la croissance des végétaux tout en constituant des proies pour les animaux insectivores (oiseaux, reptiles amphibiens, micromammifères…). Les pollinisateurs assurent la reproduction de 80 % des plantes sauvages et du tiers des cultures vivrières à l’échelle mondiale. Les saproxylophages sont un maillon essentiel pour le recyclage de la matière végétale et le dynamisme des sols forestiers. Les aquatiques sont sensibles à la présence de certains polluants et aux perturbations hydrauliques de leurs habitats.

Établir et analyser une première liste de ces insectes au regard des pratiques du territoire peut permettre au gestionnaire d’évaluer la fonctionnalité de l’écosystème et ce, dans différents contextes (parc urbain, réserve, site Natura 2000, parc naturel régional, parc national…). Le gestionnaire en retirera une conscience accrue des processus qui interagissent au sein de son territoire mais également des éléments factuels (dominance d’un cortège d’espèces polluosensibles, absence d’une famille inféodée à un type de végétation pourtant présent dans le périmètre étudié, présence équilibrée de plusieurs cortèges complémentaires pour la décomposition des excréments…). Ces éléments lui permettront d’orienter concrètement les axes de conservation et d’affûter leurs modalités de gestion écologique (hauteur de fauche, pression de pâturage, date de débroussaillage, itinéraire de coupe sylvicole, gestion des niveaux d’eau…). De plus, le suivi planifié de ces groupes d’insectes pourra directement contribuer aux évaluations des plans de gestion mais également, à celles de l’état de conservation des habitats de la directive européenne du même nom.

Cependant, faute de financements suffisants et de spécialistes compétents pour mener à bien ces études, les gestionnaires pragmatiques sont tentés de se contenter d’approches à faible résolution, dites « intégratives » telles que la cartographie des habitats ou encore « indirectes » tel que le propose le relevéde paramètres de l’Indice de biodiversité potentiel (IBP)2. Ces approches sont pourtant primordiales et complémentaires, car c’est bien à partir de tels diagnostics que l’entomologiste écologue et le gestionnaire pourront l’un déployer sa stratégie d’échantillonnage pertinente et l’autre sa gestion « différentié et intégrative ». Le but sera d’obtenir la connaissance des communautés d’insectes significatives pour orienter plus finement les modalités de gestion qui les intéressent. Mais la réalité des pratiques montre qu’il est difficile d’aller plus loin que la détection des insectes patrimoniaux (principalement de ceux bénéficiant d’un statut de protection). Dans les meilleurs des cas, les préconisations de mesures de gestion demeurent génériques ou de types « copier-coller » et s’avèrent souvent inadaptées au contexte concerné.

Or, la principale limite d’une gestion centrée sur les insectes à enjeu patrimonial - en agitant les concepts de « parapluie »… pour des espèces qui ne le sont pas toujours… - est de gérer à « sens unique ». En effet, sans élément d’analyse, le gestionnaire risque de se retrouver dans une impasse, trop tard pour réagir, lorsque notre insecte « phare » disparaît des radars de contrôle que constituent ses visites de terrain. Une gestion fondée sur les cortèges d’espèces permet de réagir rapidement en phase d’entretien du milieu par exemple, ou au contraire de temporiser lorsque les travaux de restauration imposent une pression plus forte pour imprimer un résultat significatif.

Certaines expériences ont ainsi pu nous démontrer que la gestion spécifique des prairies et des pelouses prise sous le prétexte de la présence du Damier de la Succise (papillon de jour protégé et d’intérêt communautaire) n’est en définitive pas toujours favorable à la conservation de celui-ci, notamment parce que l’écologie de ce lépidoptère s’avère finalement bien plus complexe qu’il n’y paraît. Une gestion intégrant la globalité des cortèges de papillons de jour qui lui sont associés aurait permis d’agir avec nuance et à coup sûr au bénéfice de la fonctionnalité de l’habitat. À l’échelle des paysages, l’approche fonctionnelle des communautés apparaît comme une évidente nécessité scientifique.

Comment démontrer l’apport fonctionnel du maillage bocager et des petits boisements au sein des grandes cultures, si ce n’est par l’étude des communautés d’insectes pollinisateurs et auxiliaires des cultures ? Car il a été mis en évidence que des assemblages de pollinisateurs sauvages plus diversifiés et plus abondants fournissent un service de pollinisation plus stable et plus efficace pour une grande gamme de cultures. Le fractionnement entre milieux semi-naturels et anthropisés dans la mosaïque paysagère est souvent évoqué pour expliquer le déclin des pollinisateurs.

Le maintien des abeilles sauvages est fortement dépendant de la disponibilité des ressources floristiques puis des microhabitats de nidification et d’hivernage. De récents travaux de thèse ont pu démontrer que la diversité des abeilles sauvages régressait à l’intérieur du champ avec la distance à la lisière forestière, en fonction des capacités de vol de ces insectes. Ces résultats appliqués suggèrent un réaménagement agro-écologique ou une préservation des territoires agricoles intégrant des lisières dans une trame arborée favorable aux abeilles.

Les différents travaux sur les communautés démontrent que les cortèges ont une potentialité indicatrice supérieure à celle des espèces considérées individuellement. Les gestionnaires n’ont aucun intérêt à faire l’économie de ce genre d’approche qui leur permettra d’analyser plus finement le fonctionnement de leurs milieux et ainsi de piloter leurs actions en dépassant les orientations spécifiques qui s’avèrent souvent inadaptées.

(1) Une guilde est un ensemble fonctionnel simple et homogène dont les espèces sont fréquemment (mais pas toujours) apparentées du point de vue taxonomique et qui exploitent au sein d’un écosystème le même type de ressource. Exemple de guilde d’insectes : « les abeilles à langue longue » ; « les petits bousiers fouisseurs ».
(2) L’IBP est un outil développé et promu par « Forêt Privée Française » pour évaluer la biodiversité forestière de parcelles boisées et les améliorations possibles.