Écologie historique

Que dit vraiment l'ancienneté de l'état boisé ?

 

Espaces naturels n°60 - octobre 2017

Études - Recherches

Philippe Janssen, Marc Fuhr et Christophe Bouget, philippe.janssen@irstea.fr

L'ancienneté et la maturité de la forêt sont deux notions qui méritent d'être distinguées. En termes de conservation, l'ancienneté nécessite d'être contextualisée. La maturité en revanche apparaît systématiquement bénéfique pour la biodiversité.

Exemple de forêts récentes et anciennes, peu et très matures, dans les Alpes du Nord. La présence de gros bois morts en forêts récentes permet, comme en forêt ancienne, de supporter une large diversité d’espèces, comme c’est le cas des saproxyliques.

Les gestionnaires attentifs à la qualité des écosystèmes forestiers savent combien la continuité temporelle de l'état boisé est un paramètre important pour la biodiversité. L'équation n'est cependant pas si simple car l'ancienneté d’une forêt n'est pas systématiquement synonyme de plus grande biodiversité. Il est vrai que les études comparant des forêts anciennes à des forêts récentes (issues de plantations ou de colonisations spontanées d’espaces agricoles en déprises), mettent en évidence une divergence dans la composition des communautés floristiques, avec des espèces végétales plus fréquentes dans les forêts anciennes que dans les forêts récentes. Mais ces études s'appuient principalement sur les plantes herbacées comme modèle d'étude, ce qui peut être trompeur.

En effet, l'ancienneté de l'état boisé réfère exclusivement à la continuité de l'usage du sol, indépendamment de la structure et de la composition des peuplements en place. Cette qualité de l’écosystème forestier influence donc plus logiquement des espèces a priori peu mobiles et dépendantes des propriétés du sol, comme c’est le cas de la flore mais aussi a priori des champignons mycorhiziens et de la faune du sol. Cela est principalement dû à la difficulté qu’ont les espèces des forêts anciennes à coloniser les forêts récentes (notion de limite de dispersion). Cette limite est accentuée par l’isolement spatial des forêts anciennes (la fragmentation) et la faible proportion des forêts dans les paysages alentours (la quantité d’habitat). Parallèlement, les espèces de forêts anciennes s'établissent difficilement dans les forêts récentes à cause de modifications dans les propriétés des sols (notion de limite d’habitat) et d‘interactions biotiques avec des espèces plus compétitives.

Cette limite étant accentuée par la durée et l’intensité de l’usage non forestier. Mais l'étude des forêts tempérées de plaine en Europe montre aussi que certaines espèces indicatrices de forêts anciennes dans un contexte donné peuvent être, à l’inverse, indicatrices de forêts récentes dans un autre contexte. Ces divergences s’expliquent par des variations régionales dans les conditions environnementales locales et paysagères (quantité et fragmentation des boisements) mais aussi dans les contextes historiques, liés notamment à une utilisation différente des terres (pratiques, durée, intensité). L’ancienneté agit donc sur la biodiversité via une combinaison de processus complexes, dépendant à la fois du « pool » régional d’espèces disponibles pour la colonisation des forêts récentes mais aussi des caractéristiques paysagères, écologiques et historiques locales de chaque site.

Les forêts de montagne, malgré leur forte couverture en Europe et leur intérêt pour la conservation de la biodiversité (voir Espaces naturels n° 58) n’ont pas encore été étudiées à travers le prisme de l’écologie historique. Ces forêts se trouvent pourtant dans un contexte écologique, paysager et historique différent de celui des forêts de plaine : fort taux de boisement et forte continuité spatiale des surfaces forestières. En effet, les contraintes physiques (pente, altitude, exposition) ont historiquement structuré la répartition des usages, avec une concentration des activités agricoles dans les vallées et les bas de versants (ainsi qu’en période estivale sur les sommets) et une dominance des forêts sur les versants. L’importance de cette ceinture boisée est par ailleurs continue dans le temps, puisqu’au milieu du XIXe siècle, les taux de boisement dans les Alpes du Nord étaient déjà de 41 %, contre à peine 12 % au niveau national. Les forêts de montagne sont donc majoritairement anciennes et les recolonisations forestières se sont principalement concentrées en périphérie de ces forêts anciennes.

DE L'IMPORTANCE DU CONTEXTE

Dans les forêts des Alpes du Nord, la diversité de plusieurs groupes d’espèces (plantes herbacées, collemboles, coléoptères saproxyliques et lichens épiphytes) ne semble être que très peu influencée par la continuité temporelle de l’état boisé. Au-delà de trouver des divergences avec les listes d’espèces de forêts anciennes ou récentes déjà publiées, l’ancienneté a un effet sur les communautés très inférieur à celui de la maturité. Ainsi, les caractéristiques du peuplement (diamètres des arbres, volume de bois mort…) influençaient fortement la biodiversité, en particulier les coléoptères saproxyliques. Aussi, les caractéristiques pédologiques (pH, humus) variaient indépendammentde l’ancienneté et avaient un effet fort sur la flore et les collemboles. Ces résultats révèlent, d’une part, l’importance de contrôler les conditions stationnelles (structure et composition des peuplements, types de sol) pour une comparaison rigoureuse entre forêts anciennes et récentes et, d’autre part, l’existence de contextes écologiques résilients, permettant une convergence rapide des conditions environnementales entre forêts anciennes et récentes.

En somme, les limites de dispersion et d’habitat habituellement reportées sont fortement dépendantes du contexte écologique. Ainsi, le contexte paysager montagnard – très boisé, dominé par les forêts anciennes et peu fragmenté – a sans aucun doute permis une colonisation efficace et accélérée des forêts récentes. De plus, la gestion passée à dominante pastorale, plus extensive, contrainte par la pente dans les secteurs d’altitude, a laissé une empreinte moins forte que les cultures dans les plaines ; d’où l’absence de variations dans les propriétés physicochimiques des sols entre forêts anciennes et récentes. Cela a sans aucun doute conduit à une atténuation de la limite d’habitat en forêts récentes, permettant un établissement durable des espèces de forêts anciennes.

L’appropriation de la notion d’ancienneté dans la gestion des forêts, si elle est à encourager, ne doit pas pour autant faire passer au second plan la prise en compte d’attributs clés des peuplements tels que les arbres de gros diamètres, le bois mort et les dendro-microhabitats.
La maturité des peuplements est en effet une qualité de l’écosystème forestier moins contextualisable, dans le sens où les peuplements très matures bénéficient toujours à une plus large diversité d’espèces que les peuplements peu matures (20-25 % des espèces forestières sont saproxyliques). Les logiques de conservation et de restauration doivent donc garder à l’esprit l’importance hiérarchique de la maturité et de l’ancienneté, en privilégiant l’expression des stades tardifs dans tous les types de peuplements et, de manière préférentielle, dans les forêts anciennes.

Forêts anciennes peu matures / très matures