>>> Pratiques pastorales

Concevoir des habitats pour troupeaux domestiques

 

Espaces naturels n°8 - octobre 2004

Le Dossier

Michel Meuret
Inra

 

Le lézard ocellé et le râle des genêts ont des exigences écologiques, les vaches et les moutons domestiques aussi. Certes, en élevage, l’homme se charge de configurer les groupes sociaux. Il veille à la réussite des phases de reproduction, d’élevage des jeunes, et - souvent - de fin de vie. Dans les étables et bergeries, l’homme assure également les ressources alimentaires et les conditions sanitaires. Mais une fois conduits en plein air et sur milieux variés, les troupeaux recouvrent une plus grande liberté d’initiative, ils nous font alors comprendre que leur alimentation ne peut se résumer à une quantité de nourriture.

Pour gérer un pâturage, l’habitude est de faire varier le « chargement animal » (nombre d’animaux par unité de surface et par unité de temps). Cet usage provient des prairies cultivées où les animaux, dont la faim est encouragée par la production, se satisfont d’une alimentation assez univoque et monotone produite sur des espaces réduits : de l’herbe. Sur des milieux nettement plus diversifiés (pelouses, landes, sous-bois…), l’habitude consiste parfois aussi à mettre à disposition, au sein de la propriété, des espaces aussi grands que possible, en escomptant que les animaux s’y débrouillent. Lorsque le troupeau se cantonne sur quelques zones préférées, il est recommandé soit « d’augmenter le chargement » afin de faire brouter plus uniformément, soit de passer des engins débroussailleurs afin de « nettoyer ». On fait comme si on était en prairies, alors que le milieu est tout autre, de même que le comportement des brouteurs.
Les parcs...
Plusieurs années d’observations des troupeaux d’élevage, parqués sur ressources très diverses, nous incitent à proposer de concevoir les parcs à faire pâturer comme des « portions d’habitat » pour animaux domestiques. Ceci nous paraît d’autant plus pertinent lorsque l’objectif est de recourir au pâturage afin de mieux conserver, voire de restaurer, un milieu naturel, c’est-à-dire un milieu riche de sa diversité végétale spécifique et structurelle.
Comme le disent certains bergers, assez naturalistes vis-à-vis du comportement de leurs bêtes : « il faut être habile avec le troupeau, il faut lui donner envie de manger en offrant de la diversité ». Ils ont compris que la motivation alimentaire résulte de la possibilité de comparer chaque jour ce qui est disponible, puis de se confectionner un régime varié (herbes fines, herbes grosses, lianes, feuillages d’arbres et d’arbustes, fruits). Dans des parcs clôturés, les niveaux de consommation sont alors près du double de ce qui est prévisible à partir de la valeur nutritive individuelle des plantes. De plus, il existe un « effet menu », puisque les animaux ne consomment les plantes, ni au gré des rencontres, ni par ordre décroissant de valeurs nutritives. Chez le mouton, c’est la possibilité de faire des grosses bouchées en cours de repas, et d’ainsi brouter plus vite sans trop se fatiguer, qui améliore beaucoup sa motivation. Il économise ainsi du temps pour trier ensuite les petites plantes fines, celles qui ne lui permettent de faire que des petites bouchées. Les aliments « économiseurs de temps » sont prélevés sur les grosses herbes, les touffes, ainsi que la plupart des broussailles, qu’il s’agit donc de soigneusement conserver dans les parcs, mais toutefois à juste dose.
...et la mémoire du troupeau
Les vaches et les moutons ont une bonne mémoire. C’est elle qui les guide pour organiser spontanément leurs circuits de pâturage, en enchaînant les lieux déjà connus, ou en prospectant des lieux similaires aux alentours. Il faut donc que l’espace et ses ressources soient mémorisables. Si le parc est trop grand, ou trop labyrinthique, le troupeau consacrera beaucoup de temps à circuler pour vérifier la nature et l’état des lieux, au détriment de sa consommation. C’est pourquoi, en matière de débroussaillage, il faut plutôt se contenter d’ouvrir les quelques « portes » dans les broussailles trop épaisses, afin d’aider à la circulation du troupeau suite à une bonne mémorisation des lieux.
Un circuit correspond généralement à un repas. Chez les ruminants (vaches, moutons, chèvres…), chaque repas doit ensuite être ruminé. Les phases de rumination ne se déroulent pas n’importe où, mais sur des lieux de repos confortables : en replat autant que possible, bien ventilé, où le troupeau peut rester groupé, à l’ombre durant la mi-journée, loin des perturbations (route, chiens…). Et un troupeau ayant insuffisamment ruminé n’aura aucune motivation à se consacrer au repas suivant. C’est pourquoi, la valeur alimentaire de la végétation est parfois incriminée à tort, alors que la raison de la moindre consommation provient d’une chute de motivation liée à l’absence de lieux de repos confortables.
Enfin, un milieu à pâturer fait office d’habitat pour des animaux domestiques ayant, au préalable, appris à tirer profit de ses fonctionnalités. Un troupeau naïf ne s’y comportera pas de même qu’un autre déjà habitué à en fréquenter de très similaires. Il est ainsi parfois hasardeux de demander à un éleveur, dont le troupeau est jusqu’alors resté à l’étable ou sur prairies cultivées, de s’engager subitement et efficacement sur un milieu très varié. Valoriser un habitat est une question d’apprentissage, qui s’opère de façon privilégiée dans le jeune âge, si possible aux côtés de la mère, ou en présence d’autres adultes déjà expérimentés. Les élevages d’animaux allaitants ont ainsi un atout de plus, comparés aux élevages laitiers où les jeunes de renouvellement, étant isolés de leurs mères dès la naissance, ont à réaliser par eux-mêmes leur éducation pastorale.
Recourir au pâturage pour aider à conserver ou restaurer des milieux naturels ? Oui, mais sans toutefois confondre les troupeaux domestiques avec des tondeuses à gazons ou des gyrobroyeurs. Lorsque leur « habitat » est mieux connu, respecté dans ses fonctionnalités, ainsi que leur apprentissage réalisé, il est possible d’associer les troupeaux domestiques aux autres formes de vie à préserver.