Prospective et territoire

Un outil d’aide à penser

 

Espaces naturels n°25 - janvier 2009

Le Dossier

Guy Loinger
Délégué du Geistel, secrétaire général de l’Observatoire international de prospective régionale

 

La prospective n’est pas qu’un simple exercice d’anticipation. C’est une façon d’analyser la réalité que l’on entend faire évoluer. C’est une méthode et une attitude. C’est également une manière d’infléchir l’avenir.

La prospective repose sur l’affirmation d’un principe, selon lequel l’avenir n’est pas écrit, il est à construire, à bâtir, c’est une œuvre collective. « Que dois-je faire, ici et maintenant, en balayant les champs du futur ? »
Ainsi, la prospective consiste à penser le temps long pour agir avec plus d’efficacité sur les mécanismes de prise de décision du court/moyen terme. Il existe, en effet, une relation dialectique entre les horizons lointains de la recherche d’une vision partagée, et les horizons proches des processus de décision. Le lointain sert le proche et lui donne une perspective, un sens.

La prospective est une méthode, c’est aussi une attitude. Elle vise à construire un futur souhaité et prenant en compte les contraintes du temps présent ainsi que les tendances identifiées par ce qu’il est convenu d’appeler la prospective exploratoire, tendancielle et contrastée.
Il ne s’agit cependant pas d’un simple exercice d’anticipation. Il faut en effet ancrer la prospective dans la connaissance approfondie de la situation actuelle (produit d’une histoire complexe et spécifique) afin d’éclairer les enjeux. Stratégie et prospective sont deux thématiques étroitement liées : même si des spécificités les différencient fortement et si la prospective ne se limite pas à la préparation de la réflexion stratégique.
À cet égard, la prospective est un outil d’aide à la décision. Michel Godet (cf. En savoir plus) parle d’ailleurs de prospective « stratégique ». Il veut signifier qu’elle nécessite de réfléchir, de se mettre en distance. C’est d’abord un outil « d’aide à penser autrement ». Celui-ci vise en effet à :
1. Analyser de façon approfondie la réalité que l’on entend faire évoluer. Pour ce faire, on observe les tendances à l’œuvre et les contraintes extérieures, qui pèsent lourd sur le territoire. On procède à l’examen des dynamiques internes du territoire en considérant qu’elles sont le fruit d’une combinaison de systèmes, de logiques, d’organisations, de processus. On analyse également les signaux faibles et les phénomènes en émergence (les faits porteurs d’avenir). Il convient d’être à l’écoute de la réalité, de la rendre perceptible, visible, vivante.
2. Anticiper les changements ; c’est-à-dire, aussi, ne pas s’appuyer sur les systèmes culturels d’hier pour construire des politiques publiques pour demain. Faute d’anticiper, des « opportunités » pourraient bien disparaître ; tandis que, saisies à temps, elles peuvent s’imposer pour tous comme des évidences.
3. Réagir aux changements avant qu’ils n’imposent leur logique et leurs mécanismes de contrainte. Nous savons, en effet, que face à l’événement il est trop tard pour infléchir la réalité.
4. Devancer les changements en étant « proactif » et anticiper la construction des conditions pour maîtriser les changements.
5. Élaborer collectivement les discours du futur. À moins de ne pas se donner le moyen de comprendre les logiques du changement (déjà présentes, devant nous, en nous), le futur n’est pas une fatalité. Le futur est, avant tout, un construit sociétal. Il peut prendre la forme des représentations partagées des futurs souhaitables : en ce sens, c’est un acte politique au sens de la polis, de la Cité. C’est une œuvre collective, que la notion de projet de territoire donne clairement à entendre.
6. Faire passer les représentations du futur par le filtre de la représentation d’un futur souhaitable parmi une variété de futurs possibles.
7. Transformer la vision d’un futur souhaitable en processus collectifs de nature à engager la réalité dans une voie différente que celle qui existe initialement. En fait, faire en sorte que le futur effectif se rapproche du futur désiré ou souhaité. C’est ce que l’on entend par l’action, à cela près qu’il faut distinguer l’action publique de l’action collective, la seconde enveloppant la première sans se réduire à elle seule.

La prospective territoriale est la forme localisée de la prospective générale. Il n’y a pas de forme spécifique de prospective territoriale au sens conceptuel du terme. Mais la territorialité est un domaine particulier d’application de la prospective qui fait émerger des enjeux particuliers. Il en résulte une tonalité particulière, notamment par rapport à la prospective d’entreprise.
Ainsi, les territoires comme expression localisée de phénomènes de société sont caractérisés par des séquences temporelles longues. Les organisations urbaines par exemple connaissent des évolutions pouvant aller sur des périodes d’un siècle et plus.
La gouvernance territoriale est marquée par l’existence d’une multitude d’acteurs dont les enjeux sont souvent très divergents, à tout le moins sans pilotage unique. À l’image de couches géologiques, un territoire est le résultat d’un lent processus de transformation historique. À ceci près que les territoires produisent et induisent des logiques organisationnelles, des pratiques, habitudes, comportements, dynamiques d’attractivité ou de rejet qui pèsent lourdement sur la capacité à s’adapter à des évolutions extérieures, tels les processus de la mondialisation. Mode localisé d’une formation sociale, les territoires sont de ce fait, en situation de réagir plus ou moins à des pressions du contexte. A contrario, ces pressions peuvent devenir des facteurs de création, d’innovation, de construction.
La prospective territoriale prend là toute sa signification. Les questionnements qu’elle suscite, les interrogations qu’elle met en avant, permettent de recréer des scènes publiques, des lieux de débats, de citoyenneté.
En se démarquant des affaires du court terme et de la vie de tous les jours, l’appropriation de la prospective par des collectifs institutionnels proches du terrain (communautés d’agglomération, pays, collectifs de citoyens…) permet de reposer les questions de fond noyées dans le bruissement du quotidien.
« Lever la tête du guidon », l’expression revient souvent… Le détour par le long terme permet de poser autrement les pratiques de gouvernance habituelles. La prospective réinterroge les termes du débat public et autorise de ce fait à insuffler des orientations nouvelles.
Le développement durable en est l’exemple type où les acteurs pratiquent bien souvent la prospective sans même le savoir, tel M. Jourdain de la prose. La différence étant que faire explicitement de la prospective permet d’aller plus loin, de systématiser la pensée, de montrer les dysfonctions qui résultent de pratiques non durables, de mesurer l’écart entre ce qu’il conviendrait de faire et ce que l’on fait.

User de méthodologie. En intégrant de façon consciente l’activité de prospective, il est possible de s’appuyer sur le très riche corpus méthodologique de ce domaine et de produire plus aisément de la décision stratégique. Sans déboucher « mécaniquement » sur une activité stratégique, on accroît alors la capacité collective à prendre la bonne dimension des enjeux, à se poser les bonnes questions, à faire l’investigation systématique des possibles, avant de déboucher sur les souhaitables. Il sera loisible ensuite de confronter les possibles et, enfin, de poser les questions de faisabilité et de stratégie, au sens pratique et opérationnel du terme.
Rappelons aussi que l’activité de prospective, peut et doit faire l’objet d’une évaluation régulière pour « corriger le tir ». La prospective et l’évaluation sont à cet égard les deux volets d’une même pièce, celle d’une gouvernance moderne des territoires.
La prospective territoriale renvoie au fond à la démarche de projet et d’intelligence collective. Elle exprime la capacité des acteurs et de la société locale à prendre son destin en main. De ce point de vue, la prospective est un instrument majeur de la gouvernance dans un monde complexe : comme le disait Gaston Berger, l’un de ses fondateurs, plus on roule vite et plus la portée des phares doit être longue. La prospective ? Un outil incontournable de la gouvernance collective par temps de mer agitée…

En savoir plus
Prospective et planification territoriales. État des lieux et propositions, Guy Loinger, Datar, 2005.
Manuel de prospective stratégique, Michel Godet, Dunod, 2007.