A-t-on le droit ?
Espaces naturels n°1 - janvier 2003
Jean-Louis CHAPUIS
Département Ecologie et Gestion de la Biodiversité
Situées dans l’Océan Indien, les îles Kerguelen sont parmi les plus isolées du monde. Fréquentées malgré tout, elles ont subi l’introduction d’un grand nombre d’espèces ; parmi celles-ci : le lapin qui a profondément modifié le milieu insulaire. Les scientifiques ont alors initié un programme expérimental dont l’objet vise la restauration des écosystèmes. C’est ainsi que l’éradication du lapin de trois îles de 150 ha environ a débuté en 1992.
Mais une telle opération n’est pas sans poser de questions d’ordre éthique. A-t-on le droit d’éradiquer une espèce d’un milieu ? Comment être sûr ne pas porter préjudice à d’autres espèces, non cible ?
Ces questions apparaissent d’autant plus cruciales “ qu’il ne suffit pas toujours de supprimer une perturbation, pour restaurer l’écosystème ”, développe Jean-Louis Chapuis, responsable du programme. “ Pour choisir d’éliminer une espèce d’un milieu, il faut être certain que l’intervention n’engendra pas plus de dommages que de bénéfices. ” Les participants au projet ont donc voulu encadrer leurs choix, en élaborant un protocole scientifique de travail, une méthodologie pour la décision qui permet, aussi, d’objectiver la démarche en la plaçant au-delà de l’approche morale.
C’est à cette condition que les chercheurs répondent par l’affirmative : oui, l’homme a le droit d’intervenir. Le protocole arrêté repose sur une analyse en trois étapes.
■ Faut-il intervenir ? Telle est la première question. Les chercheurs y répondent en proposant une grille d’analyse : On n’intervient pas si l’espèce cible remplit des fonctions écologiques assurées auparavant par des espèces indigènes. On n’intervient pas si cette population est la proie d’espèces introduites pouvant se tourner vers des espèces autochtones. On n’intervient pas si la présence de l’espèce introduite limite les populations d’autres espèces introduites dont le développement pourrait avoir des effets indésirables. On n’intervient pas si elle permet le maintien de communautés spécifiques à caractère patrimonial.
■ Le deuxième volet du protocole touche au lancement du programme. À travers une série de questions, les scientifiques replacent l’action à conduire dans l’histoire du milieu. Ils cherchent à savoir si l’introduction a été volontaire, si ses motivations sont toujours d’actualité ou, encore, ils s’interrogent sur la possibilité de l’émergence d’une originalité génétique de l’espèce introduite. Ce faisant, l’équipe des Kerguelen insiste sur l’importance de resituer tout principe d’action, dans le temps et la situation qui lui sont propres. « La description précise du milieu avant l’intervention est une étape indispensable » , souligne Jean-Louis Chapuis, lequel explique que « le programme aux Kerguelen aura nécessité six ans d’étude préliminaire. Nous devons savoir, par quels mécanismes l’espèce cible interfère avec les espèces autochtones. »
■ Les modalités pratiques de l’intervention constituent le 3ème volet du protocole. Et toujours des questions auquel il faut répondre : quel est le degré d’innocuité des méthodes envisagées ? L’emploi de produits toxiques peut-il provoquer la sélection d’individus résistants ? Quelles périodes du cycle annuel seraient les plus favorables à l’action d’éradication ? Quelles sont les compétences scientifiques nécessaires au suivi de l’opération ?
L’application du programme ne viendra qu’ensuite. Elle soulèvera encore les mêmes questions d’ordre déontologique et technique. Une fois le poison choisi, il faut examiner ses incidences et s’interroger sur la manière de contrôler son impact. Aux Kerguelen, le lapin a été éradiqué par la distribution d’appât empoisonné avec un anticoagulant. Un choix raisonné en fonction de son attractivité pour l’espèce cible ; et aussi, un choix juridiquement possible car aucune facette ne doit être omise en préparation de l’action.
Ne rien omettre, c’est d’ailleurs ce que nous lègue l’équipe de Jean-Louis Chapuis une méthode fondée sur une analyse scientifique prenant en compte les informations issues de nombreux champs disciplinaires. La gestion des risques est au prix de cette approche précise et rigoureuse.