>>> Les leçons du programme de recherche

Recréer la nature

 

Espaces naturels n°1 - janvier 2003

Le Dossier

Moune Poli


Le programme « Recréer la nature, réhabilitation, restauration et création d’écosystèmes » a été lancé par le ministère de l’Environnement en 1996, puis placé sous la responsabilité d’un comité d’orientation et d’un conseil scientifique. 5 ans plus tard, 19 des 20 projets de recherche sélectionnés arrivent à leur terme. Si plusieurs programmes de recherche sont initiés tous les ans par le ministère, celui-ci confesse certaines originalités. Parmi celles-ci, la double dimension opérationnelle et scientifique et l’obligation de produire des résultats utilisables par les gestionnaires. Le transfert des acquis étant une préoccupation majeure.

Prenons le risque de l’impertinence, osons les questions utiles : à quoi peut bien servir d’investir 6,9 millions de francs pour recréer la nature ? À quoi conduit le programme initié par le ministère de l’Environnement en 1996, et destiné à développer les connaissances sur la biologie de la restauration ?
À lire l’intitulé du programme, on va récréer la nature… Provocation ?!
Jacques Lecomte, l’homme par qui le lancement de ce programme « ministériel » est arrivé, ne nie pas un brin d’audace : « Ce que j’ai voulu, c’est montrer à quel point la liaison entre l’écologie fondamentale et la pratique de la restauration pouvait être délicate. Pourtant je suis certain que les théories et les applications doivent se rendre des services mutuels ». Dès le lancement, Jacques Lecomte marquera donc l’originalité de ce programme de sciences appliquées dont l’essence vise à la rencontre des gestionnaires et des chercheurs.
Geneviève Barnaud, scientifique et responsable de la mise en œuvre du programme, lui emboîte le pas. Elle confirme que « l’écologie de la restauration semble avoir gagné ses titres de noblesse aux États-Unis, or la situation en France reste plus floue. […] Pour limiter les effets désastreux d’activités humaines à fort impact écologique, des ingénieurs et des protecteurs de la nature ont multiplié, depuis le début des années soixante-dix, les expériences de réhabilitation et de création de milieux. Les années quatre-vingt ont vu l’émergence d’un nouveau courant disciplinaire, l’écologie de la restauration, conçu comme moyen de lier les domaines appliqués et fondamentaux. Aujourd’hui, nous disposons d’un certain nombre d’expériences […] dans des milieux très variés [mais] cette diversité, source de richesse et de confusion, justifie de faire le point sur nos acquis ».
Après un premier colloque, destiné à percevoir les besoins et réactions de la communauté des praticiens et scientifiques, le programme « Récréer la nature » est lancé. C’est l’opportunité de vérifier notre faculté à réparer un système écologique mais également de contrôler son développement et son fonctionnement. « Il paraît opportun de se poser des questions sur l’art et la manière de restaurer des écosystèmes durables et évolutifs susceptibles de maintenir une biodiversité importante », expose Jean-Louis Chapuis, chercheur au muséum national d’Histoire naturelle et co-responsable de la mise en œuvre du programme.
Une des contraintes imposées aux directeurs de programme est d’ailleurs de produire des documents ou méthodes susceptibles d’être modélisés et utilisables par les gestionnaires.
L’anticipation, au cœur de l’éthique de la restauration
Si les objectifs de la recherche semblent partagés, en revanche, la dimension éthique laisse place à un vrai débat. On va recréer, réhabiliter, restaurer la nature… Quelle nature ? Jacques Lecomte n’hésite pas à affirmer que « la nature correspond à des fantasmes plus qu’à des définitions scientifiques. » A-t-il raison ? Il est certain, néanmoins, que la re-création suppose un état de référence. Or celui-ci ne peut être que subjectif. À quel temps, à quelle histoire se reporte-t-on ?
Jean-Louis Chapuis, également responsable scientifique du programme des Kerguelen, souligne qu’« aujourd’hui, on a levé les barrières biogéographiques, on va vers une banalisation des communautés ». Du coup, on peut s’interroger : le territoire, par exemple, peut-il encore constituer un référent unique ? Pour Jean-Louis Fabiani, sociologue, l’histoire doit constituer un point de référence. Restaurer implique l’idée d’un état que l’on peut recouvrer. Cette référence au passé s’inscrit nécessairement dans l’histoire d’une région et relève de la société plus que de la nature. D’ailleurs, plus généralement, le social est un élément important de l’écologie de la restauration. Le temps auquel il est fait référence est toujours un temps social.
James Aronson, chercheur, souligne que « certains font abstraction du passé et se focalisent sur les différents états possibles que le milieu va pouvoir retrouver suite à une dégradation ». Étienne Le Floch, chercheur, rétorque que « la notion de référence est utile car elle sert à juger de l’intérêt des actions mises en œuvre et de leur succès. » Cependant, ajoute-t-il, le « choix du type d’écosystème à rétablir relève de la société. »
Mais le débat possède une facette plus radicale encore : a-t-on le droit d’intervenir ? Louis Olivier, alors directeur du conservatoire botanique de Porquerolles, n’hésite pas à poser la question : « Que la planète connaisse un ensemble de perturbations d’une ampleur vraisemblablement inégalée depuis que l’Homme est apparu sur terre autorise-t-il toutes les expérimentations ? Pour atteindre certains objectifs, tous les moyens peuvent-ils être utilisés ? ». Il ajoute néanmoins que : « Lorsque le feu menace la forêt, il est préférable de tenter de l’éteindre plutôt que lancer des études pour cerner le problème ». Autrement dit, il réfute la politique attentiste car il sait que « les gestionnaires d’espaces naturels craignent d’être confrontés, dans les décennies futures, à des problèmes complexes. Parmi ceux-ci : l’intensification de l’exploitation des plaines alluviales, l’intensification de l’urbanisation sur le littoral, la gestion de la ressource en eau et le changement climatique ».
Agir, mais avec prudence, exhorte Jacques Lecomte : « Rien d’irréversible ne doit être réalisé dans le milieu naturel ». Ce principe de précaution repose sur la responsabilité personnelle et ouvre, du même coup, le débat sur la mise en place d’une véritable déontologie de l’écologie de la restauration. Le programme « Recréer la nature » en brosse d’ailleurs les contours. Parmi les points forts : la définition des objectifs de l’opération et la nécessité d’en avoir vérifié la pertinence ; la nécessité aussi de s’être interrogé sur les conséquences et sur le caractère de réversibilité du projet. Ce que Henri Décamps, président du conseil scientifique, résumera en ces termes : « Tout ceci renvoie à deux notions sur lesquelles nous avons beaucoup à réfléchir, les notions d’incertitudes et de risques ».
Qui sont les décideurs ?
Mais les scientifiques sont-ils les seuls décideurs ? « Non. Les partenaires sont nombreux : les scientifiques, les protecteurs de la nature, les utilisateurs, les populations locales. Sans oublier la nature elle-même, » affirme Jacques Lecomte qui replace la production de nature dans un débat social.
En écho, Henri Décamps, insiste sur l’ampleur des enjeux sociaux : « La recherche doit se préoccuper de comprendre et d’expliquer le consensus social, développe le président du conseil scientifique.
Un consensus dans lequel la dimension économique prend une large place. Très pragmatique, Jean-Luc Laurent, du ministère de l’Environnement, le souligne en ces termes : « Le maintien d’un certain nombre d’écosystèmes passe par celui d’un type d’activités humaines. Ce que Marie-Angèle Hermitte, juriste, illustre en expliquant que les zones de biodiversité sont perçues comme un capital dans lequel il faut investir car elles sont source de bénéfices ce qui, ajoute-t-elle « devrait favoriser leur protection. » Il faut maintenant attendre qu’un véritable régime juridique soit mis en œuvre.
Avec ces réflexions, la recherche fondamentale s’introduit dans la réalité socio-économique où la question des coûts est légitimement abordée. Patrick Blandin, chercheur, souligne d’ailleurs qu’il est nécessaire de « définir un seuil économique correspondant à ce que l’on veut dépenser pour revenir à une situation donnée. » La problématique des actions de restauration ne serait donc pas de recréer la nature mais plutôt de créer ce que l’Homme veut, même à un coût important ? interroge M. Thinon, chercheur.
Jacques Lecomte, tient à rappeler que la société ne peut tout s’offrir car, parmi les motivations qui justifient la conservation de la biodiversité, se trouve la question de l’utilisation des ressources naturelles. La dimension éthique consiste à affirmer que l’on ne doit pas épuiser les ressources. Il est évident que l’éthique, l’économie et l’écologie forment dans ce contexte un tout indissociable. « Les acquis de l’écologie de la restauration ne doivent en aucune mesure servir d’excuse aux destructions ni se substituer à la préservation des systèmes et des communautés », développe Geneviève Barnaud. Par contre, l’écologie de la restauration constitue un point de départ d’une réflexion sur les modes d’articulation entre une production scientifique et une organisation sociale. Elle apporte des connaissances sur la manière de traiter les agents sociaux qui entretiennent des rapports avec l’espace à restaurer.
Tous créateurs de nature
La nature est donc créée par une foultitude d’agents sociaux. Il semble alors essentiel de se pencher sur le transfert de savoir pour le grand public. Nombre d’expériences menées par les recréateurs de nature font état de cette préoccupation. Pour Daniel Béguin, « l’intervention auprès des élus et de la population est importante d’un point de vue pédagogique. Il s’agit de les sensibiliser aux enjeux de la conservation en montrant qu’il n’y a pas systématiquement des implications monétaires, stratégiques ou politiques ».
Les trouble-fête
Se qualifiant lui-même de trouble-fête, Jean-Louis Fabiani, nous interpelle en ces mots : « En fait de reproduction de nature, on se trouve aux prises avec un supplément d’artifices, et l’on s’interroge sur l’association apparemment contradictoire entre des procédures d’artificialisation et une exigence d’authenticité ». Louis Olivier va d’ailleurs dans le même sens : « Tout ceci est sans compter avec la tentation de l’écologie spectacle car recréer la nature se voit et s’inaugure, elle exonère de toute précaution et peut servir d’alibi à l’occasion ».
Les trouble-fête ont parfois un regard salvateur. Entendons-les.
Mais avons-nous répondu à la question posée dans les premières lignes de ce texte ?
Le programme “ Recréer la nature ” aura jeté les bases de certains modes opératoires pour la gestion des sites. Il aura permis d’aider au développement d’une discipline naissante au croisement d’une diversité de champs de compétences. Il aura, encore, autorisé gestionnaires et scientifiques à échanger leurs vues.

>>> Pour tout savoir
On peut se procurer :
Les actes du colloque de restitution du programme “Recréer la nature” édités dans la revue d’écologie : “Terre et Vie”. Numéro spécial, supplément numéro 9. À paraître fin janvier 2003.
Contact : Véronique Barre
veronique.barre@environnement.gouv.fr
Compte rendu de l’Académie de l’agriculture. 18, rue de Belchasse, Paris 75007.