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La chasse aux sarcelles est-elle durable ?

 
Gérer les prélèvements de sarcelles d’hiver à l’échelle européenne

Espaces naturels n°25 - janvier 2009

Vu ailleurs

Olivier Devineau
CNRS Montpellier

 

Les comptages annuels d’hivernants indiquent que la population européenne de sarcelles d’hiver est stable ou en légère augmentation. A contrario, un modèle démographique indique que, compte tenu du taux de prélèvement actuel, la population devrait décliner.

Se pourrait-il que l’apparente stabilité de la population de sarcelles d’hiver en Europe, observée à partir des comptages, ne tienne en réalité qu’à un apport d’individus issus de zones où le prélèvement est plus faible et qui « alimenterait » les zones à fort prélèvement ? Que penser alors d’un suivi et d’une gestion des populations et des prélèvements basés exclusivement sur des comptages qui ne fournissent qu’une vision statique de la population, en ignorant les flux d’individus ?
Un modèle matriciel simple, permettant de modéliser la démographie des sarcelles d’hiver, permet d’aborder ces questions.

État des lieux. Bien que la plupart des anatidés soient migrateurs, le suivi des populations et la gestion des prélèvements cynégétiques se font à une échelle nationale, principalement à partir de l’information issue du comptage du nombre d’hivernants. Or, la sarcelle d’hiver est strictement migratrice et les flux d’individus liés à cette migration jouent potentiellement un rôle important dans la dynamique de la population.
Ainsi, l’analyse de données de capture-recapture d’oiseaux bagués en Camargue au cours des années 60-70 et tués à la chasse dans toute l’Europe permet d’estimer le prélèvement annuel à environ 18 %1.
Il semble donc légitime de s’interroger sur la dynamique à long terme d’une population soumise à un tel taux de prélèvement.

Modéliser pour répondre. Le modèle démographique utilisé s’appuie sur les taux de survie et de prélèvement estimés à partir de données de capture-recapture. Il permet, notamment, de calculer le taux de croissance de la population.
Un tel modèle montre qu’un prélèvement annuel de 18 % sur l’ensemble de l’Europe devrait conduire au déclin de la population. Le prélèvement actuel ne serait donc pas durable or, ce n’est pas ce que révèlent les données de terrain.
Il faut donc aller plus loin, et voir que cette modélisation ne prend pas en compte les variations démographiques sur le continent européen et notamment celles liées aux prélèvements qui, en réalité, ne sont pas spatialement homogènes.
En Europe, en effet, les réglementations concernant la chasse varient en fonction des pays. Et, malgré une tendance à la réduction, la saison de chasse est traditionnellement plus longue à l’ouest de l’Europe où le nombre de chasseurs est également plus élevé qu’à l’est. Ainsi, environ quatre millions de canards (toutes espèces confondues) sont prélevés chaque année à l’ouest d’une ligne allant de la mer Égée au Benelux, contre moins de deux millions pour les pays situés à l’est de cette ligne.
Cette hétérogénéité de prélèvement doit donc être prise en compte dans le modèle démographique.

Considérer le taux de prélèvement. Considérons que la population européenne de sarcelles d’hiver est constituée de deux sous-ensembles ne différant que par le prélèvement. Que constate-t-on ? Le chiffre de 18 % de prélèvement peut être attribué à la zone ouest de l’Europe. Faute de données spécifiques, on l’estimera à 7 % pour la zone est (cf. données nord-américaines).
Sans surprise, en l’absence de tout échange entre les deux sous-ensembles, on s’aperçoit que l’ouest s’effondre tandis que l’est s’accroît.
Il nous faut alors introduire une autre hypothèse : que se passe-t-il si l’on prend en compte les flux d’individus entre l’est et l’ouest ?

Modéliser les flux. On sait en effet que la migration post-nuptiale des sarcelles d’hiver s’effectue selon un axe nord-est/sud-ouest. Les sarcelles d’hiver sont en outre connues pour pousser vers le sud et l’ouest en cas de mauvaises conditions climatiques sur leurs zones d’hivernage.
Pour les besoins des comptages, la population est généralement divisée en trois « voies de migration », or il a été montré (à partir de marques nasales) que près de 20 % des individus changent de zone chaque année.
On peut donc facilement envisager un apport plus ou moins régulier d’individus allant de l’est vers l’ouest de l’Europe.
Aussi lorsque dans le modèle, on considère 5 % d’échange de l’est vers l’ouest (uniquement), les deux sous-ensembles se maintiennent et la population globale est stable, voire en légère augmentation. Ce schéma correspond à la tendance issue des comptages.
En revanche, un apport d’individus plus important (par exemple 20 %) de l’est (peu prélevé) vers l’ouest (plus fortement prélevé) ne permet plus de compenser les pertes occasionnées par le fort prélèvement à l’ouest. Dans un tel cas, le modèle prédit un déclin des deux sous-populations.
Le fonctionnement réel de la population européenne de sarcelles d’hiver est certainement beaucoup plus complexe que la situation modélisée ici. Il est en effet probable que les paramètres démographiques varient de manière plus localisée, par exemple entre marais protégés et marais soumis à une forte pression de chasse situés à proximité, ou que les échanges se fassent à double sens, et non uniquement vers
les zones où le prélèvement est le plus important.
Un flux modéré d’individus peut, dans une certaine mesure, compenser les prélèvements dus à la chasse sans qu’on sache jusqu’à quel point. Très peu d’informations sont disponibles sur le recrutement et la mortalité, et rares sont les pays à tenir des statistiques concernant le prélèvement. Or comment évaluer l’impact de la chasse si l’on ne peut quantifier le prélèvement lui-même ?

Programme de recherche. Il est nécessaire de mettre en place des programmes de recherche visant à lever les inconnues et à améliorer notre connaissance de la dynamique des populations d’anatidés en Europe. Les connaissances issues de tels programmes de recherche formeront la base scientifique solide sur laquelle devront s’appuyer les futures pratiques de suivi et de gestion des populations et de leurs prélèvements. En effet, seule une gestion concertée, transnationale et tenant compte des flux d’individus pourra garantir les objectifs de prélèvement durable préconisés par l’Union européenne.

1. Ce chiffre repose sur l’hypothèse que 30 % des oiseaux bagués prélevés à la chasse sont effectivement signalés aux centres de baguages, ce qui correspond à la situation nord-américaine car il n’existe aucune estimation fiable de cette proportion pour l’Europe.