Choisir de rétablir la toponymie

 
les noms de lieux témoignent d’une histoire

Espaces naturels n°12 - octobre 2005

Pédagogie - Animation

Jacques Fusina
Linguiste et professeur à l’université de Corti, Jacques Fusina a également été président du Conseil de la culture, de l’éducation et du cadre de vie de la Corse.

 

Vous avez beaucoup travaillé sur la toponymie, en quoi est-ce important ?
La toponymie est une science qui témoigne d’une histoire très ancienne. Ortale, par exemple (c’est le nom de mon village), est considéré comme venant du latin hortus, jardin ; or, les chercheurs penchent plutôt pour une interprétation liée à un radical pré-indoeuropéen, Ort « abrupt », « pentu ». Travailler sur les toponymes, c’est témoigner de l’histoire, mais c’est également parler des Hommes. Les toponymes sont une des premières manifestations du langage humain : les bras d’un fleuve, le pied d’une montagne, un col à franchir… L’Homme a nommé le paysage à son image. Conserver un toponyme, c’est donc rester en contact avec soi. C’est d’ailleurs cette richesse que les autres viennent découvrir. Le touriste, par exemple, a envie de connaître un pays à forte identité, et non de voir la même chose que chez lui.
Les cartes officielles actuelles, celles de l’IGN par exemple, comptent beaucoup d’erreurs sur la transcription des noms de lieux. Comment expliquez-vous cette situation ?
Les erreurs remontent aux premiers écrits officiels. Au xviiie siècle, les géomètres du roi avaient reçu mission d’arpenter la terre et de réaliser le Plan terrier. Ils ont mené leurs investigations en interrogeant les gens. Mais comme ils comprenaient mal le langage des autochtones, ils ont traduit ce qu’ils ont entendu, comme ils ont pu. En région occitane, par exemple, il existe des toponymes Sabi pas, c’est-à-dire « Je ne sais pas ». Ce fut la réponse des informateurs locaux quand ils ignoraient le nom précis du lieu. Et c’est ce que les cartographes ont transcrit sans en connaître la signification !
Qui, aujourd’hui, détient la vérité sur les noms de lieux ?
C’est une vraie difficulté car l’information est fondée sur l’oralité. En Corse, nous avons été très directement confrontés à cette question. En 1987, l’Insee a demandé à quelques linguistes et universitaires dont j’étais, de travailler sur les toponymes des hameaux de toutes les communes. Nous avons convenu que le meilleur informateur était l’habitant du lieu. Généralement un locuteur corse, âgé si possible.
Ce n’est pas une garantie absolue car il peut y avoir des distorsions liées à une étymologie populaire ou à une interprétation fautive. Près de Purtivechju par exemple, beaucoup de gens prétendent que le nom du village de Ferrucciu est lié à la présence du fer. Rien n’est moins sûr, on peut penser que, dans l’Antiquité, on y cultivait du far (un blé dur).
Cela vous a amené à définir des règles ?
Oui. La règle est que celui qui a raison, c’est l’habitant du lieu. S’il dit Purtivechju, eh bien, nous retiendrons Purtivechju, même si le Bastiais dit Portuvechju.
Le fait de se baser sur des témoignages relève-t-il d’une « vraie » démarche scientifique ?
À condition d’identifier les bons informateurs. Quand en 1989, le Conseil économique et social, dont j’étais le président, s’est saisi d’un problème relatif à l’établissement de nouvelles cartes IGN, nous nous sommes aperçus que ce très officiel organisme n’avait pas travaillé différemment de nous. Il était allé au renseignement, sur le terrain. Hélas, quand il n’avait pas d’informateur immédiat, et ne sachant pas vers qui se tourner, il avait interrogé l’alpiniste ou le randonneur… un peu au hasard. Or, dans ce cas précis, la démarche scientifique requiert une très grande connaissance de la société locale.
Si les toponymes sont le reflet de l’histoire, ils ont donc évolué. Quel est donc le toponyme légitime d’un lieu ?
La question se pose particulièrement en Corse où les noms toscans et corses cohabitent, du fait de l’histoire politique. La question de la légitimité se pose alors : faut-il les rétablir dans la langue corse ? Notre position, au Conseil économique et social, a été d’opter pour la conservation des deux noms.
La question peut également se poser quand un nom s’est modifié du fait d’un usage nouveau. Sur ce point, il y a débat entre le linguiste et le sociolinguiste. Le second a tendance à dire : « Ce que j’entends dire dans la Corse d’aujourd’hui est légitime. Si les jeunes qui habitent à Ficabruna disent « J’habite à Fica » alors Fica est légitime. » Le linguiste est davantage tourné vers la conservation par devoir de mémoire.
Quelle écriture faut-il retenir quand un nom n’a jamais connu d’écriture officielle et qu’il n’a été véhiculé qu’à l’oral ?
Toute graphie comporte toujours une distorsion par rapport à une prononciation réelle. Alors, je préconiserais la référence à l’étymologie lorsqu’elle est possible.
Quelle est la responsabilité sociale du linguiste ?
Le linguiste est avant tout un scientifique, son rôle est donc de tenter de rétablir le processus d’évolution de la langue. Cependant, les choses ne peuvent se
traduire concrètement que si elles correspondent à une demande sociale. En Corse, la recherche faisait écho à une volonté de réacquisition du patrimoine. Elle a abouti à la mise en place de nouveaux panneaux indicateurs. Au niveau politique, des moyens financiers ont été alloués par la Collectivité territoriale de Corse. Nous nous sommes d’ailleurs aperçus que les nouveaux panneaux n’étaient plus aussi souvent pris pour cible de tirs.
Et, puisque vous parlez de responsabilité, je pense que la toponymie est une discipline que l’université devrait investir.

Recueillis par Moune Poli