Contre les boues illégales, qui détient les clés de l’action ?
Delta du Gediz. Turquie. À chaque pluie, la station d’épuration des eaux usées de Cigli laisse écouler ses toxiques et ses boues polluantes. Le delta est en danger. Paysage, espaces naturels et économie sont menacés. Qui peut lutter ?
Urbanisation, changement de destination des terres, aménagement d’irrigation… depuis plus d’un siècle, le delta du Gediz subit une évolution dramatique. Le lieu a connu, tour à tour, la création puis l’agrandissement des salines, la multiplication des canalisations d’eau. De riches habitats ont aujourd’hui disparu et, avec eux, de nombreuses espèces. Ni la convention de Ramsar, ni la Réserve de faune qui s’applique dans ce périmètre (8 000 ha enregistrés) ne s’avèrent suffisantes et les inquiétudes vont croissant. Certes, des actions de conservation ont été mises en œuvre, mais les menaces subsistent. La plus immédiate est sans doute l’expansion des bassins de stockage des boues résultant du traitement des eaux usées de Cigli, dans la partie sud du delta.
La station est opérationnelle depuis 2000. Construite dans la partie nord de la baie, elle traite les eaux usées de la municipalité d’Izmir et de ses environs industrialisés. Or, si l’installation a permis de réduire le déversement direct des égouts dans la baie, son emplacement éveille de graves inquiétudes. En effet, une fois l’eau traitée, les boues sont déposées dans de grands bassins ouverts, à proximité des zones humides. Par temps de pluie, l’eau ruisselle, entraînant l’infiltration de substances toxiques et de métaux lourds dans le sol. L’action s’accompagne d’un déversement des boues dans le delta.
Toxines en zone humide. Pour pallier la dispersion des toxines et les fuites, le fond des bassins a été enduit en 2006 d’un matériau imperméable, le tout a ensuite été recouvert de chaux. La solution s’est révélée transitoire puisque, en 2011, sans autorisation préalable ni de la Commission nationale des zones humides ni du Conseil pour la préservation de l’héritage culturel et naturel, quatre bassins ont été ajoutés aux existants.
À ce jour, douze bassins de boues sont complètement remplis et, afin d’accroître la capacité de stockage, un plan prévoit d’en construire huit autres encore. Tous dans la zone Ramsar. Solution illusoire au regard de l’accroissement de la population d’Izmir. En fait, à ce rythme, on s’achemine vers la destruction de la partie sud du delta.
Certaines colonies d’oiseaux ont déjà disparu ; d’autres, telles celles du gravelot à collier interrompu, sont très menacées.
Avec les incidences environnementales suivront des dommages socio-économiques irréversibles. Le delta du Gediz concentre en effet de fortes potentialités économiques, telles la pêche ou la production de sel. Mais également la production agricole comme les légumes, le coton, les céréales. Paysage, espaces naturels et économie sont ensemble menacés par la pollution qui s’installe (les habitants sont également affectés par les odeurs).
En violation des conventions internationales. Le respect de la convention de Ramsar voudrait que les zones humides et les espèces qui en dépendent soient prioritaires. Que toute activité respecte « leurs conditions fragiles d’existence ».
Les 250 espèces d’oiseaux qui vivent sur le site sont également protégées par la convention de Berne.
Celle-ci engage les États signataires (dont la Turquie) à promouvoir des actions et politiques nationales en faveur de la conservation de la flore et de la faune sauvage dans leurs habitats et à prendre des mesures contre la pollution. L’extension de l’installation des unités de traitement des eaux se fait donc en violation des conventions internationales.
En opposition avec son collègue du Développement et de l’industrie, le ministre de l’Environnement se déclare contre l’extension de ces bassins, mais il ne peut arrêter le processus, ses pouvoirs étant amoindris par les changements de législation sur la protection de la nature intervenus récemment.
Mobilisation civile. Le salut viendra-t-il de la société civile ? Une chose est sûre, celle-ci a commencé à se mobiliser pour alerter tant l’opinion que le gouvernement national. Certaines ONG, dont Doga Dernegi et Ege Doga, mènent des campagnes pour pointer les incidences de ces problématiques au plan local et national. Une procédure légale a même été initiée contre la municipalité d’Izmir qui, n’ayant pris aucune précaution, porte sa part de responsabilité.
Les premiers résultats ont pris corps dans une pétition visant à mettre fin aux dépôts de boues illégaux. Publiée par le journal Atlas, elle a collecté des milliers de signatures.
Aujourd’hui, on peut affirmer que la société civile turque a réussi à capter l’attention du gouvernement sur le sujet et que ses efforts pourraient avoir plus d’influence que l’appui des structures administratives. Serait-ce la voie vers le sauvetage des zones humides ?
C’est avec espoir que l’on voit le mouvement s’affirmer. Des visites des médias locaux sont organisées sur la zone. La bataille est pourtant loin d’être gagnée. Les récents changements de la Constitution turque ont conduit à recentraliser les pouvoirs autour du gouvernement national. Les lois protégeant les espaces naturels ont été remaniées, la législation existante sur la protection de la nature s’en trouve fragilisée.
À toutes ces réalités, s’ajoute le manque d’influence de la communauté internationale qui n’a aucun pouvoir pour faire respecter les conventions.
Aussi, bien que la société civile s’implique dans ses nouvelles responsabilités, la solution ne pourra se trouver que dans les efforts conjoints de la société civile et des structures gouvernementales.