L'histoire d'une quête

 
Le point de vue de Jean-Michel Bertrand, réalisateur de documentaires.

Espaces naturels n°60 - octobre 2017

Autrement dit

Propos recueillis par Christophe Trehet

Après avoir signé pendant 25 ans des films ethnographiques issus de ses voyages, il se consacre aujourd'hui à des projets plus intimes sur la nature, destinés au cinéma.

Le point de vue de Jean-Michel Bertrand, réalisateur de documentaires.

Votre dernier film en date, La Vallée des loups, tourné dans une vallée des Alpes, est le fruit d'un long tournage en immersion auprès de ces animaux. Que nous apprend-il de votre approche et de votre vision de la nature dans notre société ?

Je souhaitais absolument, comme pour mon précédent film Vertige d'une rencontre sur les aigles, éviter le format classique du reportage naturaliste avec de jolis animaux et des commentaires lénifiants. J'avais envie de remettre de « l'humain » dans ce type de production, disons de l'expérience humaine. Autrement dit, de filmer à ma hauteur. La Vallée des loups raconte l'histoire d'une quête, car c'est le chemin pour approcher les loups qui m'intéressait. Il fait le récit de mon immersion dans la nature sauvage (le tournage s'est déroulé sur trois ans à raison de quatre à cinq jours de bivouac par semaine). Ce qui est frappant dans l'histoire du tournage de La Vallée des loups, c'est que là où j'ai filmé, on n'est pas du tout dans un site protégé. Il y a peu de touristes, une pression de chasse relative et, globalement, la vallée y est plutôt préservée.

Le sauvage, finalement, ça ne veut pas dire grand chose. La nature a toujours évolué, en particulier sous l'effet de la présence de l'homme. Mais, pour moi, la réapparition, dans un territoire, d'un grand prédateur comme le loup est une super nouvelle, car cela signifie que le milieu est suffisamment préservé, et qu'il y a suffisamment de proies pour qu'il parvienne à se nourrir.

L'homme se pense au centre de tout et veut domestiquer la nature, il a une vision hors-sol des choses. On fait partie d'une civilisation qui veut tout mettre au pas. Ça vient en partie du fait qu'on a peur du sauvage, qu'on le diabolise. D'où cette volonté de dresser le sauvage. Au cours de mes voyages, j'ai passé un an et demi avec des éleveurs nomades mongols et eux, qui n'ont pas grand-chose, acceptent la nature sans se plaindre. Entendons-nous, quand un loup attaque leur troupeau, ils tirent sans hésiter. Mais ils se pensent, en tant que bouddhistes, comme faisant partie de la nature, pas en dehors. Je ne cherche pas à retrouver une nature idyllique. Ici, dans les Alpes, où je suis né et où j'habite, même si j'éprouve une grande tendresse pour les îlots de nature spontanée à flanc de falaise, si je suis très ému lorsque je me promène en altitude dans les massifs de mélèzes de six-cents ans que personne n'a jamais touchés, j'apprécie néanmoins aussi beaucoup les forêts humides et fraîches des flancs nord qui ont été plantées au 19e siècle, après que les forêts de montagne ont été exploitées par une population en surnombre. Je n'ai absolument aucune nostalgie d'une période où l'on a fait disparaître le Gyapète barbu sous prétexte qu'il mangerait les enfants...

Au cours du tournage, quand je voyais les louveteaux jouer, je me disais qu'un type regardait peut-être la même chose que moi il y a deux-mille ans au même endroit. La nature, c'est un grand livre qu'il suffit d'ouvrir pour découvrir des histoires extraordinaires. Il y a de quoi être fasciné en découvrant la vie des insectes, l'adaptation des animaux à leur milieu, les subtils et complexes équilibres écologiques, les multiples propriétés des substances naturelles. Pour moi, la nature est synonyme de curiosité et d'émerveillement et lorsqu'on parle de gestion, j'avoue que je suis un peu effrayé.

Qu'est-ce à dire ? Quel regard portezvous sur les espaces protégés en France ?

L'idée de départ des parcs nationaux est louable, mais elle est sujette à certaines dérives. Loin de moi l'idée de livrer une bataille contre ces organismes qui mènent un travail intéressant, et dont les acteurs sont passionnés et font face à de nombreuses difficultés. Mais je suis choqué par la tournure politique qu'ils prennent. Les parcs nationaux subissent de nombreuses pressions, font l'objet d'intenses lobbies de la part des acteurs de la montagne (éleveurs, chasseurs, écologistes) ; on sent que l'État navigue comme il peut pour faire accepter localement ces périmètres de protection. Et parfois, il me semble qu'il tombe dans la démagogie, voire qu'il dérape de façon choquante. Rappelezvous, en 2014 suite à la supposée attaque d'un loup dans le Parc national des Écrins, une battue a été organisée dans le coeur du parc avec des pétards de forte puissance pour faire sortir l'animal du périmètre protégé et le tirer en toute légalité en dehors. Le préfet des Haute-Alpes avait autorisé un « tir de prélèvement », et cela en pleine période de reproduction des ongulés sauvages. Pour la petite histoire, aucun loup n'était finalement sorti du parc et aucun prélèvement n'avait été effectué.

Posture étonnante d'un directeur soumis à la pression d'une ministre en visite...

Prenez aussi l'exemple des coupes de bois en forêt. Chez moi, même quand les coupes sont bien faites, c'est-à-dire avec un souci de ne pas tout saccager et de raisonner son prélèvement, l'organisation du chantier en dit long sur la façon dont la recherche de rentabilité prend le dessus sur tout le reste : les sols forestiers sont bousillés, on exploite toute l'année sans prendre  en compte la saisonnalité de la vie dans les forêts, on ne s'inquiète pas d'un trou dans un arbre où des chouettes se sont peut-être installées. Et ceci, y compris dans les parcs ou autres sites protégés. Même dans les territoires protégés, la logique d'exploitation de la nature a des impacts importants. Ainsi le développement touristique en montagne avec son lot d'autoroutes, de remontées mécaniques et de canons à neige fait beaucoup de dégâts. La montagne devient un terrain de jeu.

Pour l'anecdote, et sans animosité aucune envers les sportifs (qui ne sont pas émetteurs de CO2), je suis toujours étonné, moi qui fais tout mon possible pour passer un maximum de temps en montagne, quand j'observe ces gens qui s'évertuent à y monter et à en redescendre le plus vite possible. 

 

 

 

Le film de Jean-Michel Bertrand La Vallée des loups est paru en DVD. Un livre est également édité par La Salamandre. Jean-Michel Bertrand était l'invité de l'émission Le débat de midi sur France Inter le 14 juillet dernier sur le thème "Qui a peur du grand méchant loup ? ". www.franceinter.fr