Devant les tribunaux

 
Agir pour protéger un territoire en s’appuyant sur son caractère

Espaces naturels n°27 - juillet 2009

Le Dossier

Chantal Gil Fournier
Avocate

 

Au-delà des sites classés par la loi de 1930, le juge appréciera les menaces qui affecteraient le caractère d’un espace naturel ou culturel en fonction des impacts et non pas seulement sur le fait d’avoir été créé par un acte réglementaire objectivant la qualité intrinsèque du site.

Admettre qu’un lieu a du caractère peut permettre d’y appliquer des mesures réglementaires de protection ; l’objectif étant de préserver son intégrité contre d’éventuels projets de constructions ou contre diverses nuisances et pollutions. Les mesures de protection réglementaires sont nombreuses et variées1. En pratique, la question se pose de savoir comment convaincre l’administration (et en cas de contentieux, le juge) qu’un territoire possède un caractère remarquable et qu’à ce titre, il mérite d’être protégé.
Pas de définition concrète. La législation française utilise fréquemment le terme site « caractéristique » sans en donner de définition concrète. Il ne faut pas croire pour autant qu’il s’agit d’un oubli ou d’une négligence de la part du législateur. L’absence de définition n’est pas anodine : elle permet à l’administration d’apprécier, au cas par cas, si un espace est caractéristique ou non (on considère que l’administration se trouve en situation de pouvoir discrétionnaire). Dès lors, tout le travail d’une personne qui entend faire reconnaître un site comme caractéristique consiste à convaincre l’administration du bien-fondé de sa démarche préventive ou contentieuse.
La difficulté. Elle réside dans le processus d’objectivation permettant de démontrer la notion de caractère. Nous sommes à mi-chemin entre le subjectif et l’objectif. Jacques Lacan, médecin et psychanalyste, n’affirmait-il pas que « ce qui est important ce n’est pas la chose que l’on regarde, mais la façon dont on la regarde ». S’agissant des sites caractéristiques, cette formule trouve à s’appliquer. La personne qui entend faire reconnaître un site comme caractéristique doit démontrer en quoi cet espace naturel lui paraît remarquable. Or, pour convaincre l’administration (dont l’action doit toujours être justifiée par des éléments objectifs tendant à la satisfaction de l’intérêt général), il faut établir en quoi le site est remarquable d’un point de vue objectif, autrement dit, en quoi sa protection relève d’un intérêt général pour la collectivité ou la nation.
Concrètement, les caractéristiques objectives d’un lieu sont de deux types : naturel et culturel.
Du point de vue écologique. Un site est objectivement remarquable si, du point de vue écologique, il représente un intérêt spécial. Cet intérêt spécial peut être la protection d’une espèce animale ou végétale rare et fragile, la préservation d’un lieu de passage d’une espèce migratoire, etc.
La démonstration de l’intérêt écologique sera d’autant plus facile si le territoire est déjà inscrit parmi les zones naturelles d’intérêt écologique floristique et faunistique (Znieff), s’il a fait l’objet d’un arrêté de protection de biotope, s’il est inscrit dans le réseau Natura 2000, s’il se situe dans un parc national, une réserve naturelle, un parc naturel régional ou une zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP).
L’intérêt général se retrouve ici dans la protection de la nature et la préservation de la biodiversité, intérêt reconnu explicitement par la Constitution de 1958 et sa charte de l’environnement2.
Du point de vue culturel. La question se pose de savoir si la beauté d’un paysage est un élément objectif justifiant la protection. Il s’agit d’un point très délicat qui renvoie à la notion de site pittoresque3.
Dans une décision rendue en 1975 et relative à la protection d’un site pittoresque sur le territoire des communes de Narbonne, Vinassan et autres, la 2e section du contentieux du Conseil d’État s’est rendue sur place, afin d’en vérifier la beauté effective et son caractère pittoresque4.
Le juge n’a pas hésité à se déplacer. En l’espèce, cela signifie que le caractère d’un site se définit très mal sur le papier, et qu’un constat visuel est parfois indispensable. Néanmoins, ces transports sur les lieux ne sont obligatoires qu’en matière d’expropriation, et sont peu fréquents lorsque le code ne le prévoit pas.
Par ailleurs, un paysage est objectivement remarquable si, d’un point de vue culturel, il s’inscrit dans un contexte historique particulier. Ce peut être un événement avéré (lieu d’une bataille célèbre, lieu de naissance d’une personnalité politique ou artistique…), comme ce peuvent être des faits légendaires (les romans de la Table ronde, la forêt de Brocéliande…).
Dans tous les cas, il faut établir en quoi la préservation des lieux a un intérêt pour la mémoire collective.
L’intérêt général se retrouve ici dans le devoir de mémoire : il s’agit d’un intérêt culturel, dont la protection est garantie notamment par la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques et la loi du 2 mai 1930 relative à la réorganisation de la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque (cf. page 19).
Démontrer l’intérêt général. À charge donc, pour celui qui entend protéger un site, de démontrer qu’il est « caractéristique », c’est-à-dire qu’il présente un intérêt général pour la collectivité à la fois sur les plans écologique et culturel (un des deux éléments pouvant être suffisant dans certains cas).
Des exemples jurisprudentiels montrent que le juge administratif à l’instar du législateur est enclin à protéger les sites remarquables ainsi que leurs environs proches. Ainsi, l’article L.146-6 du code de l’urbanisme dispose que les communes littorales sont contraintes de préserver les sites ou paysages remarquables présents sur leur territoire.
En 1997, le Conseil d’État a déduit de cette obligation générale qu’un établissement public de coopération intercommunale ne pouvait pas prévoir la création d’une zone d’aménagement concertée (ZAC) proche d’une zone humide abritant une avifaune caractéristique, car « l’extension du golf sur les rives de l’étang de Pinsolle et la création d’une zone urbaine à proximité immédiate d’une partie du courant de Soustons sont de nature à préjudicier à la préservation de leur équilibre écologique naturel »5. 
En l’espèce, le Conseil d’État reproche à la commune d’avoir prévu des constructions et aménagements inadaptés en ce sens qu’ils étaient projetés dans un périmètre proche de certains sites remarquables, ce qui risquait de nuire à leur équilibre écologique.
Différents exemples jurisprudentiels montrent que le juge procède à une étude au cas par cas pour déterminer si le projet de construction doit être empêché ou pas. Cette approche casuistique, faite par le juge administratif, empêche de tirer des conclusions générales sur cette question, d’autant qu’au regard de la formulation des arrêts du Conseil d’État, il est quasiment impossible de connaître les motifs factuels qui ont fait pencher la balance dans un sens ou dans un autre.

1. Issues des lois du 31 décembre 1913, du 2 mai 1930, du 8 janvier 1993, etc.
Voir les lois de 1985 et 1986 relatives à la protection de la montagne et du littoral, les articles L.146-6 et L.145-3 du code de l’urbanisme, ainsi que la loi du 8 janvier 1993 relative aux paysages.
2. Intégrée au préambule par la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005.
3. CE, 2 mai 1975, Union syndicale de défense des propriétaires du massif de la Clape, req. n° 91192
4. Cf. loi du 2 mai 1930.
5. CE, 30 avril 1997, syndicat intercommunal du port d’Albert, req. n° 158945.