Convenons de matérialiser l’immatériel

 
Complexe et subtile, l’expression du caractère de Port-Cros

Espaces naturels n°27 - juillet 2009

Le Dossier

Emmanuel Lopez
Directeur du Conservatoire du littoral

 

Percevoir le « caractère d’un lieu », c’est s’émouvoir un instant de ce qu’il révèle, vouloir le donner en partage (pour mieux le sauvegarder), c’est s’engager dans une longue recherche de ce qu’il cache.

Sans doute fallait-il que l’expérience d’une rencontre avec l’île de Port-Cros fût forte pour susciter une tentative de définition de son caractère, au-delà de l’expression visible ou diffuse du paysage.
Le besoin de transcrire le caractère du lieu, d’en préciser les contours m’est ainsi apparu très vite et tout aussi vite s’est imposée la difficulté de saisir l’immatériel, de parler seul au nom de tous et pour des temps divers, voire de choisir la bonne échelle entre le caractère du lieu, le caractère des lieux, ou encore les caractères des lieux.
Si la réalité du caractère d’un site s’exprime d’abord dans l’immédiateté d’une séduction, d’une surprise, d’un vertige ou parfois d’une peur, définir son contenu appelle un processus, une maturation lente, une attention à la pluralité des regards. Aller à la recherche du caractère d’un lieu, c’est aller au cœur de sa personnalité, rechercher le sens profond des choses, le lien entre le présent et le passé. À certains égards, cette démarche s’apparente à une psychanalyse où sont décryptées les marques singulières laissées dans les replis d’un paysage par la mémoire de son histoire naturelle et humaine.
Dans cet entrecroisement de critères qui relèvent à la fois de la nature et de la culture, l’approche naturaliste est un premier révélateur. En décrivant l’évolution des formes géologiques et des formations végétales qui les couvrent, l’imbrication des communautés terrestres et marines et la diversité des habitats et des espèces (parfois endémiques), la connaissance scientifique a souligné l’originalité de Port-Cros. L’étude génétique expliquant la cohabitation, sur ce petit territoire, d’oliviers sauvages issus de populations de Méditerranée orientale avec des oliviers ensauvagés, cultivés dès l’époque romaine et retournés depuis à l’état sauvage, en à confirmé à elle seule toute la richesse et la complexité.
Mais la reconnaissance du caractère unique de l’île ne se réduit pas pour autant à ces aspects « objectifs ». Le paysagiste s’est penché sur la mise en scène des composants naturels et bâtis dans le cours du temps passé et présent, dans l’étude des volumes, des couleurs, des lumières et des rythmes saisonniers. Ne nous a-t-il pas fait remarquer combien la densité végétale, sa couleur vert sombre, son foisonnement jusqu’au plus près de la mer s’apparentent aux îles tropicales et inspirent à celui qui les découvre, ce sentiment particulier d’outre-mer.
Le travail de l’historien a lui aussi grandement servi le propos. Il a fait ressurgir la densité, la force des événements qui ont marqué le territoire jusqu’à se graver dans sa toponymie. Il a fait revivre dans les nuages du vent d’Est le monstre de l’Alycastre, il a mis comme des jalons dans le temps les felouques des barbaresques dans les criques, dans les creux des vallons les jardins clos des ménages et les charbonnières, sur les remparts du fort le tonnerre des canons et, dans la baie de Port-Man, les voix des ouvriers de l’usine de soude. N’a-t-il pas fait renaître sur les traces ostensibles ou discrètes que l’histoire nous laisse, notre capacité à rêver d’autres temps ?
C’est aussi le travail de l’artiste, écrivain ou peintre, qui a « inventé », au sens premier du terme, « l’esprit des lieux », comme Jean Aycard suggérant « …et tout autour, ce même air vibrant, subtil, alerte qu’il suffit de respirer, croirait-on, pour être gai de la gaieté légère des Grecs et des Provençaux ». C’est enfin, en termes plus opérationnels, le travail de l’enquêteur qui, par sa lecture sensible de l’espace, en décrypte la partition pour dresser un schéma d’interprétation. Celui du gestionnaire qui, avec humilité mais sans pusillanimité (car l’histoire humaine comme l’histoire naturelle ne s’arrêtent pas), s’attache à respecter, tout en le renouvelant dans le langage de la modernité, le sens ou l’identité d’un territoire d’exception.