La biomasse qui brûle sur des centaines d’hectares peut représenter, en tonnes d’équivalent pétrole, l’énergie d’une tranche de centrale nucléaire. Mais cette centrale se déplace…

Dans le feu et l’action

 

Espaces naturels n°12 - octobre 2005

Le Dossier

Pierre Schaller
Chef du groupement Sud-Ouest

 

Le lieutenant-colonel Pierre Schaller commande des opérations de secours des sapeurs-pompiers du Var Ouest. Dans le feu de l’action, à quoi pense-t-il ?

La route traverse maintenant des épaisseurs plus semblables à de la chair qu’à de la terre.
À droite les Maures, en face l’Estérel, à gauche les glacis plantés de châtaigniers que longe, comme un chemin de ronde, la route de Draguignan. […] Au loin, les fumées rousses des forêts qui brûlent, lentement montent.
Le soleil disparaît derrière Saint-Aygulf et la brise se lève. Paul Morand, récit de voyages, 1925.

Les incendies de la forêt méditerranéenne ne datent pas d’hier. La lecture des carnets de voyage de Paul Morand nous le confirme : ils ont toujours fait partie des paysages latins.
L’ambassadeur longe le massif de l’Estérel, souvent frappé, et toujours renaissant ; la vue des colonnes de fumée ne semble pas l’émouvoir. On pourrait presque envier cette distance, cette froideur qui manque à tous, acteurs ou spectateurs, quand la fumée obscurcit nos ciels d’été.
Car s’il est une denrée rare dans ces moments-là, c’est bien le calme. Comment pourrait-il en être autrement ?
Sans faire de psychanalyse au rabais, on n’oubliera pas que le feu, et son cortège de terreurs associées, véhiculent les images de l’enfer. La vue de flammes, l’apparition dans le ciel des vacances de nuages de fumée cachant le soleil et capables de plonger dans une ombre rousse les plages bondées, toute cette imagerie réveille dans nos esprits l’image d’un enfer indécent, d’autant plus brutal qu’il anéantit l’ambiance des vacances.
Car les incendies méditerranéens naissent, grandissent et enfin meurent à l’endroit et au moment où une partie de l’Europe aspire au calme. Et le repos est si doux dans la chaleur de l’été, si agréable à l’ombre des frondaisons parfumées…
Alors deux réalités se télescopent : le monde des vacances, insouciant et sans horaires, heurte de plein fouet celui du danger et de la course contre le temps.
Pour les femmes et les hommes qui arment les engins, ce sont des heures d’une intensité et parfois d’une brutalité difficile à partager.
Pour les équipages au contact des flammes, il y a cette chaleur indicible qui mêle le poids de la canicule aux heures les plus brûlantes de
la journée, la sueur de l’effort pour escalader les restanques avec quarante kilos de tuyaux sur le dos, et le rayonnement de l’incendie.
À l’heure où l’estivant cherche l’ombre, nous, nous travaillons au soleil, face au feu.
Un peu au-dessus, le chef de groupe réfléchit vite : où vais-je placer les engins ? Comment arriver à ce hameau par le mauvais chemin qui est trop étroit pour nos camions, parce qu’on y a laissé construire cinquante maisons sans jamais l’élargir ? A-t-on pensé à poser un point d’eau ?
Un cran encore plus haut, il y a le chef de secteur à qui on a demandé d’empêcher le flanc gauche du feu de s’élargir, tout en protégeant le lotissement, ou plutôt ce mauvais tas de maisons entre broussailles et pinède. Il pèse la mission confiée, la sécurité de ses camarades, il subit les cris des riverains parce que c’est trop tard, ou il n’y a pas assez de camions, parce qu’ils ont peur… alors ils crient.
Le défi
Sur la place, à côté du stade, il y a le poste de commandement (PC), le bruit des hélicoptères, les télévisions.
Dans le PC, il y a le maire, le préfet et le commandant des opérations de secours. Il y a aussi souvent un forestier et le président du CCFF1. Pour tous, le défi est de taille : mettre en musique, en quelques minutes, une armée qui ressemble plus aux soldats de l’an II qu’à la 52e Airborne en manœuvre.
Quelques images, pour fixer la dimension du défi :
la biomasse qui brûle sur des centaines d’hectares peut représenter, en tonnes d’équivalent pétrole, l’énergie d’une tranche de centrale nucléaire. Mais cette centrale se déplace… Quelquefois, comme à Vidauban en juillet 2003, elle gambade de coline en colline à cinq km/h.
Alors, pour le COS2, se posent des questions simples :
Où va le feu ? À quelle vitesse ? Que faire pour arrêter, ralentir ou au moins orienter cette boule d’énergie ?
Où trouverai-je un endroit propice pour concevoir cette manœuvre ? Car c’est le terrain qui commande !
Les forestiers ont-ils conçu un ouvrage qui puisse supporter une telle action ? A-t-il été entretenu ?
Si cet endroit existe, dans combien de temps le feu
y sera-t-il ? Et à ce moment-là, aurai-je assez de moyens pour tenter une action qui ait des chances de succès ? Les avions bombardiers d’eau seront-ils encore là ?
La valse des doutes
Et si, décidément, je ne peux pas ? Comment protéger ces innombrables maisons, plus ou moins débroussaillées, plus ou moins accessibles, dans un ultime combat défensif ? Dois-je recommander au préfet de faire évacuer ces milliers de personnes, dans le désordre que l’on imagine, ou de les confiner dans leur maison où l’angoisse leur tiendra la main ?
Et si tout ceci échoue, parce que le vent tourne, ou parce que les Canadairs sont déroutés sur un feu naissant à Cassis, ou parce que la piste qui doit mener à la coupure de combustible passe entre deux maisons mais que les camions, eux, ne passent pas… Ai-je une solution de rechange ?
Bruit, chaleur, fumée, peur, intérêts contradictoires, au PC le ton monte. Mais les soldats de l’an II ont vaincu à Fleurus et à Valmy…
Alors, au bout des tuyaux, on se bat, debout ou accroupi, trempé de sueur, d’eau ou du retardant des Trackers. On saisit crânement sa chance, même dans les secteurs indéfendables parce que rien n’est jamais perdu d’avance.
Dans le PC, on pèse les chances, les avantages décisifs et les risques d’échec. On se fait des migraines à imaginer le pire, parce qu’il n’est jamais sûr.
Et parfois ça passe.
Alors l’étau se desserre, le ciel des vacances redevient bleu, les colonnes de camions rouges cèdent la place aux familles qui retrouvent une thébaïde abandonnée la veille, la peur au ventre.
Seules restent une odeur tenace, de longues cicatrices noires dans un océan de verdure et quelques bonnes résolutions :
On fera débroussailler autour des maisons, on ne laissera plus construire sans élargir les voies d’accès, on connaîtra la cause de tous les feux.
Et le temps passera, les Hommes changeront, et l’oubli s’installera en silence.
De loin en loin, d’autres générations se battront. Un peu contre le feu, beaucoup contre le temps, qui efface la mémoire.