>>> L’estuaire de l’Orne (14)

« Nous avons évalué notre plan de gestion »

 
Leçons d’une expérience
Gestion patrimoniale

Jean-Philippe Deslandes
Conservatoire du littoral

 

La délégation Basse-Normandie du Conservatoire du littoral1 a entrepris dès 1989 de doter les sites de plans de gestion afin de mieux connaître son patrimoine, les usages, optimiser la programmation de ses investissements et améliorer la communication envers ses partenaires institutionnels, techniques et financiers. S’est alors posée la question du renouvellement quinquennal de ces documents et de leur évaluation en évitant de prendre trop de retard. Le plus simple était de suivre fidèlement les protocoles décrits dans les méthodes classiques d’évaluation. Mais la réalité, le permettait-elle ?
Le contexte budgétaire de plus en plus tendu, l’alourdissement permanent de la charge de travail des cadres… toutes ces réalités ont conduit le propriétaire à faire des choix et à s’adapter pour mener cette évaluation.
En 2006, le propriétaire évalue le plan de gestion de l’estuaire de l’Orne (déjà trois plans de gestion dont le dernier date de 2000) ; il tire ici les leçons de son expérience.
Le choix réfléchi
de l’externalisation
La première phase d’une évaluation consiste, classiquement, en une réévaluation patrimoniale. Celle-ci se base sur une comparaison avec l’expertise naturaliste de référence établie au moment du premier plan de gestion2. Cette étape demande des compétences scientifiques que ni le propriétaire, ni le gestionnaire n’étaient en mesure de rassembler. Il a donc été manifeste que le budget disponible devait être mobilisé sur cette phase, et qu’il convenait de faire appel à un bureau d’études extérieur. Le coût de l’opération s’est monté à 15 000 euros environ. Le travail a été conduit pendant neuf mois.
Le choix du bureau d’études s’est révélé être un point fondamental. En effet, le consultant doit être capable de traiter la plupart des groupes d’espèces ; il doit également être reconnu par le microcosme scientifique local et être apte à proposer au maître d’ouvrage des choix de gestion (des contradictions peuvent survenir sur un même espace entre les visions des spécialistes). Dans les faits, Peter Stallegger (associé à Alain Livory), le prestataire, jouissait d’une aura importante. Plusieurs personnes ont déclaré après coup avoir accepté de lui livrer un certain nombre d’informations parce qu’il était en mesure de les comprendre et d’apprécier leur teneur. Des participations se sont concrétisées du fait de sa réputation de naturaliste très investi au service de la biodiversité.
Aucun regret, non plus, sur le fait d’avoir externalisé exclusivement cette première phase. En effet, dégagés d’autres missions, Peter Stallegger et Alain Livory ont pu se concentrer complètement sur la dimension scientifique de leur travail. D’autant que, concernant le plan de gestion de l’estuaire de l’Orme, la tâche était de taille. En effet, l’expertise naturaliste initiale avait été conduite rapidement. Il a donc fallu inventorier la bibliographie existante, conduire des inventaires sur les groupes d’espèces les plus mal connus, réaliser des cartes d’habitats et évaluer leur probable dynamique, qualifier l’état des stations patrimoniales en adaptant les listes à la nomenclature en vigueur (Eur 15).
On peut également tirer des enseignements sur la manière de clore l’étude. Il est important, en fin de prestation, de réunir autour du propriétaire et du gestionnaire les personnalités scientifiques qui ont participé afin de valider les résultats. Ce faisant, chacun des participants se voit associé aux objectifs du futur plan et peut s’impliquer totalement dans le travail à venir.
Dans cet esprit, la synthèse de l’expertise a été rédigée avec concision et souci de vulgarisation afin qu’elle soit accessible à l’ensemble des membres du comité de gestion. L’agrégation des données, dans un document agréable à lire, a d’ailleurs permis une prise de conscience, y compris des scientifiques, de la très grande richesse du site. Elle a, en quelque sorte, réconcilié le Conservatoire avec certains naturalistes qui lui reprochaient son détachement progressif de la connaissance du terrain.
Autre enseignement de ce travail, il a permis de porter un regard différent sur le site : il a mis en exergue les dégradations récentes et la perte de biodiversité afférente (prairies humides non exploitées pour l’accueil de l’avifaune). Il a montré que le potentiel de renaturation était tout aussi important, pourvu que des décisions de caractère politique soient prises (conservation de l’eau en excès dans les prairies).
Une question reste posée cependant : est-il possible de mettre en place une évaluation permanente par le biais d’indicateurs qui pourront être renseignés par les gestionnaires au fil des mois et des saisons ? L’intérêt serait double : efficacité certes, mais aussi formation du gestionnaire qui élargirait petit à petit la palette de ses connaissances scientifiques et serait certainement davantage associé à la mise en œuvre du plan de gestion. La prestation scientifique extérieure, toujours nécessaire, serait alors beaucoup moins lourde.
Aujourd’hui, une chose est sûre : ce suivi scientifique permanent est très souhaitable ; cependant, si l’on veut qu’il soit effectivement opérationnel, le nombre d’indicateurs doit être limité à quelques unités.
Audition des partenaires
Deuxième phase du travail, l’audition des partenaires locaux s’est déroulée sur trois mois. Le choix a été fait de mener cette étape en interne et de lui conférer un rôle capital. Un des buts recherchés était de montrer aux partenaires locaux le respect qu’on leur porte. Le second ambitionnait une auto-évaluation de l’action du Conservatoire : comment était-elle ressentie au niveau de l’opinion publique locale, y avait-il adhésion ? L’objet visait également à faire adhérer des partenaires locaux à une politique de protection de l’environnement.
En premier lieu, l’écoute des partenaires s’est appuyée sur des entretiens personnalisés d’une heure trente avec la vingtaine de personnes du comité de gestion. Chaque entretien devait venir renseigner une grille d’analyse, élaborée par la stagiaire3 et enrichie par une enseignante en sociologie de l’Institut national agronomique de Paris-Grignon (InaPG).
Une extension d’étude a également été réalisée par une classe de l’Institut national agronomique, encadrée par trois enseignants. Deux semaines durant, les étudiants ont rencontré usagers et acteurs du territoire.
Peut-on tirer des leçons de ce travail ? Il convient tout d’abord de signaler combien cette phase d’audition a été appréciée. L’ensemble des personnes entendues ont été sensibles à cette démarche destinée à prendre en compte leur appréciation de la gestion passée et leurs aspirations. Par ailleurs, cette écoute a œuvré au service de la crédibilité du Conservatoire comme bon négociateur. Elle a également été déterminante dans les relations avec le gestionnaire puisque, par ce biais, celui-ci a pu être davantage associé à l’élaboration du nouveau plan de gestion ; ce qu’il a grandement apprécié.
Cependant, ce type de démarche réclame du temps. Outre la présence d’un cadre de la délégation lors des entretiens, la mise en forme finale de l’audition a exigé une disponibilité délicate à dégager.
La question est alors de savoir s’il est possible de gagner en temps et en efficacité. La réponse réside partiellement dans un bon encadrement de la stagiaire afin d’optimiser sa présence et sa « rentabilité ». Ici, la grille mise au point n’a pas été suivie. Le manque de pratique dans le domaine sociologique a conduit à laisser libre cours à l’expression, en fonction des sensibilités des personnes.
Le travail de la stagiaire fut cependant très important puisqu’il a consisté en la recherche de documents anciens, l’agrégation du résultat des entretiens, la rencontre directe avec certaines personnes ressources, la rédaction des tableaux de synthèse, la préparation des exposés devant le comité de gestion.
Une question reste aussi en débat : peut-on s’auto-évaluer ? En effet, l’audit interne requiert de se regarder de l’extérieur pour faire face à la réalité et s’assurer qu’on ne lui donne pas une figure trop convenue. Cependant, le fait de ne pas déléguer cette phase démontre aux partenaires que le maître d’ouvrage ne craint pas la remise en cause (il assume le face à face). Ce qui est fortement susceptible de renforcer sa crédibilité.
Analyse des objectifs
et des opérations
Troisième phase de l’évaluation du plan de gestion : l’analyse des objectifs et des opérations. Le regard est porté sur les résultats : les objectifs passés ont-ils été atteints ? Pourquoi ?
Cette confrontation entre le gestionnaire et le propriétaire a été menée en interne par le représentant du Conservatoire. Cette étape a été conçue comme une manière pour le propriétaire de sortir de sa « tour d’ivoire ». Des confrontations ont été organisées sur le terrain, avec la chargée de mission du syndicat mixte et les deux gardes. Les points de vue ont ainsi pu être confrontés et le fait de se rendre sur le terrain a permis de vérifier la matérialité des faits. Chacune des six unités de gestion a été parcourue au moins une fois. Les comptes rendus de visites ont mis en lumière le décalage existant entre certaines expertises (aux conclusions pessimistes) et la réalité (érosion, pâturage…).
Un bilan financier a également été dressé pour mettre en exergue la pertinence ou le caractère non réaliste des ambitions affichées.
Il faut cependant admettre que cette étape demande un certain courage politique pour reconnaître que certains objectifs n’ont que partiellement été atteints (organiser les suivis scientifiques, accueillir les mammifères marins, intégrer les aires de stationnement par exemple).

1. Elle couvre cinquante-six sites en Basse et Haute-Normandie, soit 6 500 ha, confiés à quatre gestionnaires départementaux, des syndicats mixtes ad hoc (Calvados et Manche) ou les départements en régie (Eure et Seine-Maritime).
2. Ici, le dernier plan de gestion (2000) car il contient les informations naturalistes les plus complètes par rapport à 1995 et 1990.
3. Gaëlle Moreau, actuellement en master II à l’université de Nantes.