Au pays de la conservation
La sauvegarde des espèces aux antipodes de l’Europe nous enseigne à quel point la protection de la nature, dans ses modalités, reste pour beaucoup une question de culture. Un Français au pays du kiwi nous livre son analyse.
Dans l’histoire récente de la protection de la nature, la Nouvelle-Zélande occupe une place de choix. Ici se sont forgés bon nombre de concepts, de techniques et d’idées qui ont propulsé ce mouvement dans la modernité. La conservation y est née. Un mot qui s’est peu à peu émancipé du registre culturel et muséographique, et qui a rejoint le terme « patrimoine » dans une acception plus large.
LE PRAGMATISME DE L’URGENCE
L’isolement géographique a duré... 85 millions d’années ! La vie a prospéré, créant sur l’archipel tout un monde sans mammifères terrestres. Mais depuis que les remparts de l’isolement ont cédé, les invasions biologiques déferlent. La Nouvelle-Zélande, avec la plupart des îles du Pacifique, illustrent l’érosion de la biodiversité. La chronique des disparitions s’est en grande partie écrite ici : par exemple, 51 espèces d’oiseaux perdues à jamais, bien au-delà des célèbres moas. La conservation sera alors à la protection de la nature ce que les urgences sont à la médecine : une course contre la montre, où l’on apprend d’abord à perdre. Bien sûr, quelques sauvetages « heureux » ont fait la geste de la conservation : le miro des Chathams dont l’entière population descend d’une seule femelle, ou la profusion de moyens dédiés au kakapo (un perroquet nocturne) dont les 123 spécimens font l’objet d’un suivi individuel. Renforcement de populations, restauration d’habitats, éradication des prédateurs introduits... le génie écologique et sa panoplie de solutions coûteuses ont d’abord été expérimentés ici, avec trente ans d’avance. En 1980, on éradiquait les chats d’une île de 3000 hectares ; en 2005, Campbell devenait la plus grande des îles dératisées : 11 300 ha.
PATRIMOINE NATUREL ET DÉVELOPPEMENT DURABLE : UNE DISSOCIATION FRUCTUEUSE ?
Depuis 1987, le ministère en charge de la protection de la Nature se nomme le DoC : Department of Conservation. Voilà qui situe immédiatement le propos et vous place obligatoirement dans l’action, au-delà des circonlocutions habituelles de la sémantique administrative. Cette dénomination marque avant tout la non-ingérence réciproque des politiques de protection de la Nature et du développement durable. En Nouvelle-Zélande, la protection du patrimoine naturel n’a pas vocation à être diluée dans la quête d’un modèle de développement. Sauver des espèces plutôt que la planète semble ici beaucoup plus réaliste, quoique considérablement ambitieux. Au pays des kiwis, l’écologie n’est pas un projet et aurait presque cessé d’être une science pour se contenter d’être un savoir-faire. « Il faut d’abord connaître pour pouvoir protéger ». Voici l’une des formules les plus rebattues dans le milieu environnemental ces dernières années. Ce discours, précisément parce qu’il semble imparable, est devenu une facilité par laquelle le décideur s’exonère, temporise, prend du recul... bref, un subterfuge efficace qui, toujours, permet d’affirmer qu’on avance. « Stratégie » est le mot qui traduit le mieux cet état d’esprit, et son occurrence croissante dans la phraséologie environnementale n’est pas anodine. Au contraire, « sauvegarder avant d’étudier » symbolise le bon sens partout en Nouvelle-Zélande. Et si la biologie de la conservation a autant progressé, c’est grâce aux nombreux sauvetages in extremis de ces dernières décennies. Car qui peut croire que, sur le point de s’éteindre, les espèces et leurs populations nous livreraient enfin tous leurs secrets ? On apprend sur le tas, par de nombreux tâtonnements et une bonne dose d’intuition ; il n’y a pas d’alternative devant le seuil de l’extinction. Si la conservation s’est imposée en Nouvelle- Zélande comme le fer de lance de la protection de la Nature, ce n’est pas uniquement du fait d’une disposition innée pour la nouveauté et l’innovation. L’imminence d’une disparition d’habitat ou d’espèce requiert des mesures qui sont loin d’être toutes innovantes. Les solutions les plus éprouvées restent les sanctuaires, les réserves, la réglementation, l’éradication des espèces envahissantes. Ces mesures ne sont pas dévalorisées par des expressions comme « la mise sous cloche ». Dans ce pays, rien ne cloche avec le fait d’interdire, tant cette approche est assumée, tant au plus haut niveau que par la plupart des citoyens.
LA NATURE EST UNE VALEUR
Car c’est essentiellement dans la relation que les néo-zélandais entretiennent avec leur patrimoine naturel que la conservation puise toute sa sève. Il y a bien sûr les symboles omniprésents du kiwi et de la fougère qui soulignent cet attachement à une nature originale qui, en l’absence de châteaux-forts, de temples ou de cathédrales, accapare la notion de patrimoine.
Un ranger ? Cela parle à tout le monde et c’est l’un des métiers les plus appréciés de la société kiwi, fêté et respecté comme un pompier de la Nature. Un attachement qui s’est exprimé en 2013 à travers un vaste mouvement de soutien spontané au DoC, dont les moyens avaient été sévèrement amputés. Mais au-delà des enjeux politiques, cette ferveur se traduit très concrètement sur le terrain. La limitation des espèces introduites mobilise quotidiennement des centaines de bénévoles. Le bénévolat est ainsi institutionnalisé, ce que d’aucuns pourraient railler, pointant l’évidence d’une facilité budgétaire. Le DoC, en publiant chaque année quantité d’offres pour lesquelles il doit souvent refuser de nombreux bénévoles, opte sans doute pour l’un des leviers les plus durables en matière de protection de la Nature : le développement personnel à travers un engagement citoyen, dont la portée reste sans commune mesure avec celle d’une politique publique. Mieux, en accordant à ses propres employés la priorité sur ces postes, ce ministère met en place un management sensé et cohérent de ses ressources humaines. Ainsi la Nouvelle- Zélande est aussi ce « drôle » de pays où le policier, l’ingénieur, l’entrepreneur prennent parfois des congés pour aller arracher les « mauvaises herbes » dans un sanctuaire naturel, et où, depuis quarante ans, chaque matin, à une heure de grande écoute, la radio nationale diffuse le chant d’un oiseau, juste avant les actualités.