Productivité ou biodiversité forestière. Enjeux et perspectives
Espaces naturels n°36 - octobre 2011
Annik Schnitzler
Université de Metz
Marie-Stella Duchiron
Experte forestier
Les espaces forestiers français sont soumis à des pressions considérables. Constats et propositions pour une évolution en faveur de la biodiversité.
“La forêt est un organisme ayant atteint un haut degré d’intégration1. » À lui seul, le propos résume la complexité du fonctionnement de cet écosystème et l’ingéniosité qu’il faut avoir pour ne pas l’altérer en profondeur lorsqu’on l’utilise pour ses ressources.
Les forêts exploitées sont jeunes. Le prélèvement du bois induit donc que les phases de maturité et de sénescence du cycle forestier ne peuvent s’exprimer.
La forêt en manque.
Il manque donc des arbres ayant atteint leur dimension maximale, riches en cavités, branches mortes, écorces crevassées. Il manque aussi, bien entendu, les arbres morts, surtout ceux de gros diamètres, les champignons, arthropodes du complexe saproxylique…
Toute la vie associée à ces grands arbres sénescents et ces gros arbres morts disparaît et, avec elle, tout un pan de l’écosystème. Pourtant, bien d’autres processus invisibles, du sol à la canopée, ont été modifiés. Ils concernent autant les végétaux que les animaux, la fonge ou les micro-organismes.
En effet, en sélectionnant les semis et les arbustes en voie de croissance, les traitements sylvicoles jouent aussi sur les phases jeunes qu’ils privent du tamis de la sélection naturelle. Les forêts sont parfois totalement transformées, par travail du sol et les plantations d’espèces présélectionnées, parfois d’origine exotique.
Ces transformations aboutissent à des invasions d’espèces provenant d’autres continents : robinier, cèdre de l’Atlas, pin noir, cerisier tardif. Avec ces espèces viennent leurs parasites qui s’attaquent secondairement aux espèces natives, comme l’oïdium sur le chêne, Chalara fraxinea sur le frêne, Phytophtora alni sur l’aulne…
Les réseaux trophiques forestiers sont aussi fortement altérés par une répartition inégale des ongulés sauvages, longtemps persécutés, puis réintroduits dans certaines régions (cerf, chamois, chevreuil, bouquetin). Cette altération entraîne la disparition de certains, tel l’élan en Europe moyenne mais aussi l’extinction ou la quasi-extinction des bovidés (aurochs, bison européen). On note également une persécution constante sur les moyens et grands carnivores.
Les forêts souffrent aussi d’influences indirectes comme la fragmentation accentuée des habitats, les pollutions, les effets des gaz à effet de serre, les nouvelles technologies, les retombées acides ou nitratées.
Que faire ?
Plusieurs propositions pourraient permettre de modifier la gestion des forêts.
• Afin de conserver le microclimat tamponné des sous-bois, éviter les sécheresses et le gel, protéger les sous-bois contre l’ozone et autres polluants atmosphériques ainsi que limiter les impacts des tempêtes, les forêts pourraient être gérées en futaie irrégulière. La structure recherchée étant l’irrégularité verticale et la dispersion au plan horizontal des individus différents par pied ou par bouquet. En effet, une structure étagée, conservée de manière continue, joue pleinement le rôle de puits de carbone en raison d’une croissance végétale continue, bien mieux qu’une jeune forêt équienne2 à rotation courte qui, de plus, épuise les réserves du sol. Par ailleurs, la diversité végétale évite les explosions démographiques d’insectes dits ravageurs.
• Les plantations d’exotiques ne sont pas souhaitables, pas plus que leur régénération naturelle (pour celles qui se sont naturalisées).
• Au regard des incertitudes à venir, les plantations d’espèces autochtones qui seraient plus résistantes aux futures sécheresses ne devraient pas être prônées. Même si, au cas par cas, leur régénération peut être suivie et favorisée.
• Les phases hétérotrophes3 seront considérées comme positives (et non comme un sacrifice économique) en raison de leur contribution à la stabilité de tout l’édifice forestier et de leur fonction d’accumulation de carbone.
• La spontanéité dans l’évolution végétale des phases sylvigénétiques sera considérée comme positive, et respectée dans la mesure du possible.
• S’il y a des dégâts de tempête, il serait souhaitable, autant que possible, de conserver la mosaïque de buissons, plages d’herbacées et de branchages à terre, chandelles d’arbres morts ou blessés, galettes d’arbres déracinés, et de limiter l’intervention humaine à la récolte des belles grumes.
De telles actions sont favorables à l’avifaune et aux chiroptères qui apprécient les amas de bois morts et les chandelles. Les bois tombés à terre sont aussi favorables aux semis (conditions microclimatiques tamponnées, refuges contre les herbivores).
Une trame de vieux bois.
Le développement d’une trame de vieux bois serait également nécessaire. Le principe de base vise à considérer l’espace forestier exploité comme une matrice boisée et multistrate, au sein de laquelle seront choisies des zones non exploitées de diverses surfaces.
1. Réserves intégrales. Il en est ainsi des réserves intégrales (au moins de 100 ha).
qui doivent être choisies en fonction de critères de naturalité ou de fragilité (zones pentues, zones alluviales).
Dans les forêts gérées, l’évaluation des minima à conserver peut faire référence aux volumes. Ainsi, les volumes de bois morts en forêt naturelle sont estimés varier autour de 132 m3/ha4.
Nous préconisons une à plusieurs zones de réserve intégrale, disposées en triangle, correspondant à 10 % de la surface du massif forestier.
Idéalement, ces zones doivent comporter le plus grand nombre d’arbres morts.
Si les plus belles parties sont réparties différemment, il faut adapter les réseaux afin de conserver la connectivité.
Il est important que ces zones soient déjà riches en arbres sénescents de façon à ce que la faune inféodée irradie dans d’autres parties de la forêt.
2. Îlots de sénescence. Des îlots de sénescence répartis de manière relativement homogène, en rayon, autour de la zone cœur doivent inclure, si possible, tous les sites à vieux arbres et grands arbres, afin que les volumes de bois morts dans les îlots soient les plus hauts possibles dès le départ, idéalement 60 m3/ha.
Toutes les espèces ligneuses doivent être représentées
en bois morts, à tous les diamètres.
Certes, la sélection des îlots doit tenir compte des pertes économiques engendrées. Il convient donc de privilégier les sites de moindre productivité. Des zones de forte productivité devraient cependant y être adjointes car les conditions écologiques sont différentes et ces sites sont déjà pourvus en bois morts.
3. Arbres habitats. Des arbres isolés seront choisis en fonction des habitats qu’ils offrent aux espèces les plus fragiles : les arbres à cavités naturelles ou creusées par les pics, les arbres cassés, fendus, ceux porteurs de belles lianes, d’aires de rapaces ou autres
oiseaux, de gîtes de chauves-souris doivent être privilégiés.
Il est important de conserver toutes les espèces ligneuses natives, des pionniers aux dryades. Des chablis isolés peuvent être respectés, de même que les branches tombées naturellement à terre.
4. Trame de bois morts. En quelques décennies, il devrait y avoir une trame de bois morts à composition taxonomique différente de celle des arbres vivants, incluant des arbres de tous volumes et tous les degrés de décomposition. La présence de bois morts de grand volume est, rappelons-le, indispensable pour de nombreuses espèces saproxyliques et pour la faune du sol associé. Il faut donc conserver tous ceux qui sont déjà présents, et en priorité toutes les zones qui possèdent des gros arbres vivants. Le choix de zones jeunes, en zones ouvertes ou en plantations serrées, ne doit être fait que de manière accessoire. Jamais au détriment de zones à gros bois, zones refuges de la faune saproxylique.
Équilibres faunistiques.
Mis à mal depuis des siècles, les équilibres faunistiques ont été partiellement restaurés par la réintroduction puis l’expansion des ongulés sauvages. S’il est à regretter que des introductions d’espèces exotiques (mouflon, daim) aient été réalisées conjointement, il est vrai que les cervidés doivent être abondants en forêt. Ils sont nécessaires au retour du loup et au maintien du lynx.
Par ailleurs, l’affouragement pour les cerfs et l’agrainage pour le sanglier nuisent au bon équilibre forestier ; la chasse aux carnivores (martre, renard, loup, lynx) est tout aussi nuisible.
Tous les acteurs de la nature doivent plaider pour que soient acceptés tous les animaux forestiers.
Les forêts s’avèrent parfois très diversifiées, les protéger intégralement sur plusieurs milliers d’hectares (ce qui n’empêche pas que l’on exploite raisonnablement le reste) permet d’envisager de retrouver des forêts anciennes dans moins de deux cents ans.
Ne laissons pas passer la «chance » de la déprise agricole actuelle. Selon les modèles prédictifs de Keenleysid et Turker (2010), les surfaces abandonnées par l’agriculture pourraient être de l’ordre de 9 250 km2 en 2020.
Les espaces forestiers français sont menacés. Ces propositions pourraient amener à renverser la tendance.
1. Mangenot dans Oldeman, 1989. • 2. Forêt où les peuplements sont composés d’arbres ayant moins de vingt ans d’écart entre eux. Ces forêts sont le plus souvent composées d’une espèce très dominante. • 3. L’hétérotrophie est la nécessité pour un organisme vivant de se nourrir de constituants organiques préexistants. • 4. Variations entre 50 et 200 m3/ha.