Une réintroduction est un commencement qui bouleverse

 
Le Dossier

A partir de l’intervention d’Isabelle Mauz au colloque « Gestions durables des espèces animales - Approches juridiques, biologiques et sociologiques ». ministère de l’Écologie et du Développement durable du 15 au 17 novembre 2004.

 

On n’intervient pas dans les processus naturels sans modifier, aussi, les processus sociaux.

Les récits de (ré) introductions sont généralement plein d’épisodes imprévus, heureux ou malheureux, parfois franchement rocambolesques. Cependant, ce ne sont pas tant les difficultés rencontrées ni les échecs essuyés qui dominent les récits, que l’enthousiasme et l’exaltation qui marquent une naissance. Dans toute (ré) introduction, quelque chose qui n’existait pas se met à exister ; c’est un commencement, une aventure ; au sens étymologique de ce qui est à venir. Le lâcher est un moment inaugural, un point de départ.
De manière générale, les (ré) introducteurs sont à l’origine d’une histoire radicalement nouvelle dont ils peuvent revendiquer la paternité. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les récits ou les projets de (ré) introductions prennent la forme du mythe, comme l’a remarqué Sophie Bobbé à propos de l’ours 1. Le mythe désigne une rupture temporelle, la distinction d’un avant et d’un après, nettement séparés par un événement clairement identifié, auquel se rattache tout ce qui en découle.
Une relation particulière
Les animaux (ré) introduits ont tous été étroitement en contact avec des Hommes. Ce contact est plus ou moins prolongé selon les espèces : il est bref en cas de capture dans le milieu naturel, mais il peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois, si la réintroduction comporte une phase d’élevage, éventuellement suivie d’une phase d’acclimatation au milieu du lâcher. En Vanoise, les membres de la première génération d’agents les plus impliqués dans les captures de bouquetins étaient tous d’anciens chasseurs de chamois. Sans doute retrouvaient-ils, dans le tir au fusil téléanesthésique et dans le transport de l’animal endormi, des gestes et des sensations voisins de ceux qu’ils avaient eus et aimés, avant d’entrer au Parc. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les espèces (ré) introduites sont, pour l’essentiel, de grands mammifères et de grands oiseaux, alors qu’ils ne sont sûrement ni les seuls à avoir disparu, ni les plus faciles à (ré) installer. Simplement, leur observation et leur contact procurent généralement davantage de plaisir. Des insectes et des reptiles ont certes été réintroduits, mais pas n’importe lesquels : un beau papillon, l’apollon, réintroduit dans les Vosges ; une tortue, la tortue cistude, réintroduite au sud du lac du Bourget (Savoie). Le (ré) introducteur noue une relation particulière à l’animal, qui n’est ni celle de l’éleveur, ni celle du chasseur, ni celle du protecteur, mais qui, par certains aspects, ressemble à chacune d’elles : il nomme souvent l’animal, comme l’éleveur, il le capture, comme le chasseur, il protège son existence, comme le protecteur.
L’existence d’un projet
Les animaux (ré) introduits manifestent l’existence d’un projet où des collaborations et des « complicités » sont nécessaires. En Haute-Savoie, par exemple, des chasseurs se sont fortement impliqués dans la réintroduction du castor, du gypaète et du bouquetin. Plusieurs opérations ont ainsi permis des rapprochements entre des individus appartenant à des groupes réputés s’opposer.
Mais ces projets soulèvent aussi des interrogations et peuvent créer tensions et conflits. Il se trouve des gens pour remarquer que, l’erreur étant humaine, les animaux peuvent être lâchés dans un site, à un moment ou avec des partenaires qui ne leur conviennent pas vraiment. Certes, les problèmes pratiques s’aplanissent généralement à mesure que les (ré) introducteurs apprennent à connaître l’animal. Reste la question éthique, que soulèvent certains naturalistes et protecteurs : peut-on intervenir dans les processus naturels ?
La question des effets des (ré) introductions est plus épineuse encore. Car en (ré) introduisant des animaux, on (ré) introduit les attributs ou les qualités qui leur sont associés. Or, les (ré) introducteurs ne sont pas tout à fait d’accord sur les qualités de l’animal. Ainsi, pour des naturalistes, gestionnaires et protecteurs de la nature, un lâcher de bouquetins naturalise la montagne. Les chasseurs, eux, attendent plutôt un ensauvagement que les cerfs, les chevreuils ou les mouflons, espèrent-ils, accompliront. Pour leur part, les éleveurs remarquent que « les Alpes s’ensauvagent à un rythme accéléré » et la présence d’espèces (ré) introduites est la preuve patente qu’il y a une volonté, partagée par beaucoup, d’aller dans ce sens. Cependant, l’histoire des réintroductions montre plutôt une série d’initiatives disjointes 2 non orchestrées et sans vision d’ensemble. Les (ré) introductions se sont produites au gré des opportunités et des passions. Alors, pourquoi les milieux pastoraux sont-ils convaincus de l’existence d’un projet d’ensauvagement des Alpes et pourquoi lui sont-ils tellement hostiles ? C’est qu’il existe une autre entreprise, vieille de plusieurs siècles celle-là, de domestication de la montagne. Jusqu’à très récemment, les Alpes, leurs habitants et les troupeaux domestiques formaient un tout indissociable. Les sociétés alpines ont été qualifiées de « sociétés de la vache » (Poche, 1999)… Elles ont condamné les animaux sauvages à demeurer rares et farouches, notamment par un exercice de la chasse qui ne s’encombrait pas de gestion des populations animales sauvages (Dalla Bernadina, 1989). Or, les (ré) introducteurs d’espèces sauvages font, très précisément, le contraire des montagnards, qui ont domestiqué la montagne. Leur action est donc perçue comme une « dé »- ou une « anti-domestication ».
Dans les Alpes, le fossé est actuellement profond entre les (ré) introducteurs et les tenants d’une montagne domestiquée. Voilà qui confirme, si besoin était, que l’on n’intervient pas dans les processus naturels sans modifier, aussi, les processus sociaux… et réciproquement.