La stratégie
Espaces naturels n°10 - avril 2005
Jean-Pierre Martinot
Chargé de mission faune au Parc national de la Vanoise
Jean-Pierre Martinot a participé à l’élaboration collective de la stratégie de réintroduction des bouquetins en France, rédigée en juin 1996.
Vous insistez sur l’importance d’élaborer une stratégie, de réfléchir à une politique globale et de ne pas réintroduire au coup par coup, au gré des passions ou des intuitions. Que recouvre exactement le terme de stratégie ?
Pourquoi, où, quelle espèce réintroduire ? Ce sont trois questions auxquelles doit répondre une stratégie de réintroduction. Il faut savoir aussi qu’une stratégie efficace nécessite de travailler à l’échelle transnationale. Il serait vain, par exemple, d’œuvrer à la réintroduction du gypaète barbu sans le concours des Autrichiens, des Suisses, des Français, des Italiens… L’oiseau ne connaît pas les frontières, les bouquetins n’ont plus d’ailleurs !
Tous les pays transfrontaliers collaborent-ils à ce type de démarche ?
Cela dépend. Concernant le gypaète, la réponse est oui. Entre les Pyrénées françaises et espagnoles, cela marche très bien. Le bouquetin connaît une situation un peu plus compliquée du fait de son statut : l’espèce est protégée en France et en Italie, alors qu’elle est chassée en Suisse et en Autriche. Si une part de la réflexion est commune, en revanche, la déclinaison pratique diffère en fonction des pays et des usages.
La réflexion ne se limite donc pas à l’échelle de la région pressentie…
Certainement pas, c’est d’ailleurs une question initiale à laquelle doit répondre la stratégie de réintroduction : sur quelle aire biogéographique faut-il agir ? Sur quel territoire évoluait l’espèce, historiquement ou pré-historiquement, avant qu’elle ne disparaisse ?
Généralement il s’agit de plusieurs pays, voire d’un sous-continent. Il n’est pas question de dire : la loutre a disparu dans telle rivière, donc on la réintroduit ici. Non. Il convient de réfléchir sur l’ensemble de l’aire qu’occupait la loutre. Ensuite, et ensuite seulement, on s’interrogera pour savoir si, au niveau local, les conditions sont encore favorables.
Quelle démarche préalable cela suppose-t-il ?
Les connaissances à réunir font appel à l’archéozoologie. Il faut être certain que c’est bien « cette » espèce qui existait sur « cette aire biogéographique » et donc sur ce territoire donné.
Et puis, pour que cette stratégie soit légitime et reconnue, il convient que tous les spécialistes de l’espèce aient pu se prononcer. Il ne faut pas qu’elle puisse être décriée ou critiquée.
Jusqu’où regarde-t-on arrière ?
Pour les mammifères, on peut considérer que leur forme actuelle existe depuis la dernière grande glaciation. Nous pouvons donc revenir entre 5 000 ou 10 000 ans en arrière.
Mais les choses sont plus subtiles. Ce n’est pas parce que, dans un endroit donné, on ne trouve ni restes de l’espèce, ni traces archéologiques ou gravures rupestres que l’on n’est pas dans l’aire biogéographique. Il faut alors synthétiser les enseignements de la paléontologie, de l’archéologie… de la bibliographie s’il y en a et puis faire œuvre de déduction.
Concrètement, cela débouche
sur l’élaboration d’une carte ?
Oui, c’est un préalable. Il faut réaliser une carte où la présence de l’espèce est légitime. Il s’agit d’une carte un peu complexe où l’on va pouvoir intégrer certains petits territoires sur lesquels l’espèce demeure encore.
Cela va permettre de procéder à des réintroductions opportunes afin de combler au mieux les hiatus entre ces divers sites. Stratégiquement, on tente de faire regagner du territoire à l’espèce, le plus vite possible et le plus opportunément possible.
Le « Où » est également déterminé par la présence potentielle de corridors de migration. Pour les bouquetins, on fera en sorte que les lieux de lâchers soient assez éloignés d’autres sites, potentiellement favorables, et de ceux où l’espèce existe encore. La présence de corridors doit permettre à l’espèce de se répandre rapidement. Ces corridors offrent un autre avantage : en autorisant les échanges de populations, ils évitent les goulots d’étranglement et optimisent la richesse génétique. Les individus sont plus à même de résister à la survenue d’une pathologie. Ces diverses stratégies visent à optimiser l’action. Bien sûr, on n’agira pas à l’identique suivant que l’espèce possède une démographie lente ou rapide.
La stratégie précise également l’espèce
qu’il convient de réintroduire ?
Oui, il est nécessaire de définir précisément l’espèce. Le bouquetin des Alpes, par exemple, n’a pas beaucoup évolué depuis la dernière glaciation. Par contre, en France en particulier, il y avait une autre espèce de bouquetin : celui des Pyrénées. L’archéozoologie ou l’archéologie nous permet de savoir de quelle espèce il s’agissait et ne pas se tromper. Bien que l’on s’interroge encore pour le Massif Central où les deux espèces semblent avoir existé ou coexisté…
Est-ce que l’établissement de la stratégie est également l’occasion de réfléchir au pourquoi ? Pourquoi cette espèce ? Pourquoi agir ?
Bien sûr. Si une espèce a disparu et si les conditions qui ont déterminé sa disparition perdurent, il est vain de vouloir la réintroduire. En revanche, si le biotope qu’elle occupait n’a pas trop évolué, c’est une bonne raison de vouloir intervenir.
Il ne faut pas seulement défendre l’espèce en tant que telle mais aussi son rôle au sein de l’écosystème. C’est un devoir de garder toute la chaîne. On peut aussi trouver des arguments quasi économiques tel un intérêt touristique. Contrairement aux grands prédateurs, le bouquetin, par exemple, est un animal facilement visible. On peut également motiver l’existence de l’espèce par une fonction écologique : le fait qu’elle participe au maintien de l’ouverture d’un milieu. L’espèce peut également avoir un intérêt culturel, ce peut être une espèce symbolique. La stratégie doit répondre à ces questions afin que la réintroduction ne soit pas le fait d’un hasard mais d’une volonté partagée.
La stratégie évoque-t-elle les questions
de prélèvement dans une population source ?
Totalement. Tout d’abord sous l’angle éthique. Il convient de s’assurer que la population prélevée est génétiquement identique à celle qui existait sur le lieu de réintroduction. Et puis, être sûr qu’elle n’est pas mourante, que l’on ne va pas « dépouiller Paul pour rhabiller Jacques ».
Ce fut le cas lors des premières réintroductions de gypaète que l’on a voulu prélever en Afghanistan dans des populations moribondes. L’état sanitaire des animaux n’avait pas été vérifié et certaines des quelques rares bêtes qu’on a prises sont mortes de maladies. Plus tard, on a choisi de réintroduire à partir des gypaètes élevés dans des zoos. Ce sont les jeunes, nés en captivité, qui sont lâchés, aujourd’hui, aux quatre coins des Alpes.
Il existe une stratégie de réintroduction
du bouquetin, c’est vrai pour d’autres espèces ?
Pour la cistude, je crois… et il en existe une en cours de rédaction pour la marmotte alpine : je n’en connais pas d’autres, ce qui ne signifie pas qu’il n’y en ait pas. Le ministère en charge de l’Environnement a élaboré un document cadre qui se nomme « Les plans d’actions pour les espèces » et qui aborde l’aspect stratégique. Mais, globalement, l’élaboration de stratégies pour la plupart des espèces en est encore à ses balbutiements, en France en tout cas.
La stratégie du bouquetin a pu voir le jour suite à une proposition du Parc national de la Vanoise à la direction de la Nature et des Paysages alors dirigée par Marie-Odile Guth. Une lettre de commande a suivi, elle précisait que l’ensemble des sensibilités, cynégétiques et naturalistes, entre autres, devaient être représentées afin que les futures réintroductions soient bien acceptées. Comme quoi, on peut toujours souffler une idée !
Recueilli par Moune Poli